portrait de Lautréamont par Félix Vallotton

LES
CHANTS
DE
MALDOROR

par
le comte de Lautréamont

CHANT PREMIER

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce quil lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins quil napporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension desprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme leau le sucre. Il nest pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux dun fils qui se détourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant lhiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de lhorizon, doù tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle seule lavant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi quelle fait claquer, et nest pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en ondulations irritées qui présagent lorage qui sapproche de plus en plus. Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment lexpérience, prudemment, la première (car, cest elle qui a le privilège de montrer les plumes de sa queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser lennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique (cest peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième

7

côté que forment dans lespace ces curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine ; et, manœuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que celles dun moineau, parce quelle nest pas bête, elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr. Lecteur, cest peut-être la haine que tu veux que jinvoque dans le commencement de cet ouvrage ! Qui te dit que tu nen renifleras pas, baigné dans dinnombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de ventre, pareil à un requin, dans lair beau et noir, comme si tu comprenais limportance de cet acte et limportance non moindre de ton appétit légitime, lentement et majestueusement, les rouges émanations ? Je tassure, elles réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois tu tappliques auparavant à respirer trois mille fois de suite la conscience maudite de lÉternel ! Tes narines, qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable, dextase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à lespace, devenu embaumé comme de parfums et dencens ; car, elles seront rassasiées dun bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agréables cieux. Jétablirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ; cest fait. Il saperçut ensuite quil était né méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère tant quil put, pendant un grand nombre dannées ; mais, à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête ; jusquà ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolûment dans la carrière du mal atmosphère douce ! Qui laurait dit ! lorsquil embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il laurait fait très-souvent, si Justice, avec son long cortége de châtiments, ne len eût

8

chaque fois empêché. Il nétait pas menteur, il avouait la vérité et disait quil était cruel. Humains, avez-vous entendu ? il ose le redire avec cette plume qui tremble ! Ainsi donc, il est une puissance plus forte que la volonté Malédiction ! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ? Impossible. Impossible, si le mal voulait sallier avec le bien. Cest ce que je disais plus haut.
Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du cœur que limagination invente ou quils peuvent avoir. Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté ! Délices non passagères, artificielles ; mais, qui ont commencé avec lhomme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas sallier avec la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence ? ou, parce quon est cruel, ne peut-on pas avoir du génie ? On en verra la preuve dans mes paroles ; il ne tient quà vous de mécouter, si vous le voulez bien Pardon, il me semblait que mes cheveux sétaient dressés sur ma tête ; mais, ce nest rien, car, avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue ; au contraire, il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son héros soient dans tous les hommes.
Jai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, jai voulu rire comme les autres ; mais, cela, étrange imitation, était impossible. Jai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté ! Cétait une erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait

9

dailleurs de distinguer si cétait là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, cest-à-dire que je ne riais pas. Jai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans lorbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de lacier fondu, la cruauté du requin, linsolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de lhypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel ; lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faire retomber sur eux la colère implacable den haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel, comme celui dun enfant déjà pervers contre sa mère, probablement excités par quelque esprit de lenfer, les yeux chargés dun remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, noser émettre les méditations vastes et ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines dinjustice et dhorreur, et attrister de compassion le Dieu de miséricorde ; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commence- ment de lenfance jusquà la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables, qui navaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les maladies diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne sen aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes, sœurs des ouragans ; firmament bleuâtre, dont je nadmets pas la beauté ; mer hypocrite, image de mon cœur ; terre, au sein mystérieux ; habitants des

10

sphères ; univers entier ; Dieu, qui las créé avec magnificence, cest toi que jinvoque : montre-moi un homme qui soit bon ! Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles ; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir détonnement : on meurt à moins.
On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Oh ! comme il est doux darracher brutalement de son lit un enfant qui na rien encore sur la lèvre supérieure, et, avec les yeux très-ouverts, de faire semblant de passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux ! Puis, tout à coup, au moment où il sy attend le moins, denfoncer les ongles longs dans sa poitrine molle, de façon quil ne meure pas ; car, sil mourait, on naurait pas plus tard laspect de ses misères. Ensuite, on boit le sang en léchant les blessures ; et, pendant ce temps, qui devrait durer autant que léternité dure, lenfant pleure. Rien nest si bon que son sang, extrait comme je viens de le dire, et tout chaud encore, si ce ne sont ses larmes, amères comme le sel. Homme, nas-tu jamais goûté de ton sang, quand par hasard tu tes coupé le doigt ? Comme il est bon, nest-ce pas ; car, il na aucun goût. En outre, ne te souviens-tu pas davoir un jour, dans tes réflexions lugubres, porté la main, creusée au fond, sur ta figure maladive mouillée par ce qui tombait des yeux ; laquelle main ensuite se dirigeait fatalement vers la bouche, qui puisait à longs traits, dans cette coupe, tremblante comme les dents de lélève qui regarde obliquement celui qui est né pour loppresser, les larmes ? Comme elles sont bonnes, nest-ce pas ; car, elles ont le goût du vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le plus ; mais, les larmes de lenfant sont meilleures au palais. Lui, ne trahit pas, ne connaissant pas encore le mal : celle qui aime le plus trahit tôt ou tard je le devine par analogie, quoique jignore ce que cest que lamitié, que lamour (il est probable que je ne les accepterai jamais ; du moins, de la part de la race humaine). Donc, puisque ton

11

sang et tes larmes ne te dégoûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du sang de ladolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu déchireras ses chairs palpitantes ; et, après avoir entendu de longues heures ses cris sublimes, semblables aux râles perçants que poussent dans une bataille les gosiers des blessés agonisants, alors, tayant écarté comme une avalanche, tu te précipiterais de la chambre voisine, et tu feras semblant darriver à son secours. Tu lui délieras les mains, aux nerfs et aux veines gonflées, tu rendras la vue à ses yeux égarés, en te remettant à lécher ses larmes et son sang. Comme alors le repentir est vrai ! Létincelle divine qui est en nous, et paraît si rarement, se montre ; trop tard ! Comme le cœur déborde de pouvoir consoler linnocent à qui lon a fait du mal : « Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs cruelles, qui donc a pu commettre sur vous un crime que je ne sais de quel nom qualifier ! Malheureux que vous êtes ! Comme vous devez souffrir ! Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près de la mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis maintenant. Hélas ! quest-ce donc que le bien et le mal ! Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion datteindre à linfini par les moyens même les plus insensés ? Ou bien, sont-ce deux choses différentes ? Oui que ce soit plutôt une même chose car, sinon, que deviendrai-je au jour du jugement ! Adolescent, pardonne-moi ; cest celui qui est devant ta figure noble et sacrée, qui a brisé tes os et déchiré les chairs qui pendent à différents endroits de ton corps. Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de laigle déchirant sa proie, qui ma poussé à commettre ce crime ; et pourtant, autant que ma victime, je souffrais ! Adolescent, pardonne-moi. Une fois sortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés pendant léternité ; ne former quun seul être, ma bouche collée à ta bouche. Même, de cette

12

manière, ma punition ne sera pas complète. Alors, tu me déchireras, sans jamais tarrêter, avec les dents et les ongles à la fois. Je parerai mon corps de guirlandes embaumées, pour cet holocauste expiatoire ; et nous souffrirons tous les deux, moi, dêtre déchiré, toi, de me déchirer ma bouche collée à ta bouche. Ô adolescent, aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je te conseille ? Malgré toi, je veux que tu le fasses, et tu rendras heureuse ma conscience. » Après avoir parlé ainsi, en même temps tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras aimé du même être : cest le bonheur le plus grand que lon puisse concevoir. Plus tard, tu pourras le mettre à lhôpital ; car, le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On tappellera bon, et les couronnes de laurier et les médailles dor cacheront tes pieds nus, épars sur la grande tombe, à la figure vieille. Ô toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur cette page qui consacre la sainteté du crime, je sais que ton pardon fut immense comme lunivers. Mais, moi, jexiste encore !
Jai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre dans les familles. Je me rappelle la nuit qui précéda cette dangereuse liaison. Je vis devant moi un tombeau. Jentendis un ver luisant, grand comme une maison, qui me dit : « Je vais téclairer. Lis linscription. Ce nest pas de moi que vient cet ordre suprême. » Une vaste lumière couleur de sang, à laspect de laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras tombèrent inertes, se répandit dans les airs jusquà lhorizon. Je mappuyai contre une muraille en ruine, car jallais tomber, et je lus : « Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire : vous savez pourquoi. Ne priez pas pour lui. » Beaucoup dhommes nauraient peut-être pas eu autant de courage que moi. Pendant ce temps, une belle femme nue vint se coucher à mes pieds. Moi, à elle, avec une figure triste : « Tu peux te relever. » Je lui tendis la main avec laquelle le fratricide égorge sa sœur.

13

Le ver luisant, à moi : « Toi, prends une pierre et tue-la. Pourquoi ? lui dis-je. » Lui, à moi : « Prends garde à toi ; le plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci sappelle Prostitution. » Les larmes dans les yeux, la rage dans le cœur, je sentis naître en moi une force inconnue. Je pris une grosse pierre ; après bien des efforts, je la soulevai avec peine jusquà la hauteur de ma poitrine ; je la mis sur lépaule avec les bras. Je gravis une montagne jusquau sommet : de là, jécrasai le ver luisant. Sa tête senfonça sous le sol dune grandeur dhomme ; la pierre rebondit jusquà la hauteur de six églises. Elle alla retomber dans un lac, dont les eaux sabaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant un immense cône renversé. Le calme reparut à la surface ; la lumière de sang ne brilla plus. « Hélas ! hélas ! sécria la belle femme nue ; quas-tu fait ? » Moi, à elle : « Je te préfère à lui ; parce que jai pitié des malheureux. Ce nest pas ta faute, si la justice éternelle ta créée. » Elle, à moi : « Un jour, les hommes me rendront justice ; je ne ten dis pas davantage. Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond de la mer ma tristesse infinie. Il ny a que toi et les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs abîmes, qui ne me méprisent pas. Tu es bon. Adieu, toi qui mas aimée ! » Moi, à elle : « Adieu ! Encore une fois : adieu ! Je taimerai toujours ! Dès aujourdhui, jabandonne la vertu. » Cest pourquoi, ô peuples, quand vous entendrez le vent dhiver gémir sur la mer et près de ses bords, ou au dessus des grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris le deuil pour moi, ou à travers les froides régions polaires, dites : « Ce nest pas lesprit de Dieu qui passe : ce nest que le soupir aigu de la prostitution, uni avec les gémissements graves du Montévidéen. » Enfants, cest moi qui vous le dis. Alors, pleins de miséricorde, agenouillez-vous ; et que les hommes, plus nombreux que les poux, fassent de longues prières.
Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolés des campagnes, lon voit,

14

plongé dans damères réflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes, indécises, fantastiques. Lombre des arbres, tantôt vite, tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses formes, en saplatissant, en se collant contre la terre. Dans le temps, lorsque jétais emporté sur les ailes de la jeunesse, cela me faisait rêver, me paraissait étrange ; maintenant, jy suis habitué. Le vent gémit à travers les feuilles ses notes langoureuses, et le hibou chante sa grave complainte, qui fait dresser les cheveux à ceux qui lentendent. Alors, les chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes, séchappent des fermes lointaines ; ils courent dans la campagne, ça et là, en proie à la folie. Tout à coup, ils sarrêtent, regardent de tous les côtés avec une inquiétude farouche, lœil en feu ; et, de même que les éléphants, avant de mourir, jettent dans le désert un dernier regard au ciel, élevant désespérément leur trompe, laissant leurs oreilles inertes, de même les chiens laissent leurs oreilles inertes, élèvent la tête, gonflent le cou terrible, et se mettent à aboyer, tour à tour, soit comme un enfant qui crie de faim, soit comme un chat blessé au ventre au-dessus dun toit, soit comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond atteint de la peste à lhôpital, soit comme une jeune fille qui chante un air sublime, contre les étoiles au nord, contre les étoiles au sud, contre les étoiles à louest ; contre la lune ; contre les montagnes, semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans lobscurité ; contre lair froid quils aspirent à pleins poumons, qui rend lintérieur de leur narine, rouge, brûlant ; contre le silence de la nuit ; contre les chouettes, dont le vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pour les petits ; contre les lièvres, qui disparaissent en un clin dœil ; contre le voleur, qui senfuit au galop de son cheval après avoir commis un crime ; contre les serpents, remuant les bruyères, qui leur font trembler la peau, grincer les dents ; contre leurs propres aboiements, qui

15

leur font peur à eux-mêmes ; contre les crapauds, quils broient dun coup sec de mâchoire (pourquoi se sont-ils éloignés du marais ?) ; contre les arbres, dont les feuilles, mollement bercées, sont autant de mystères quils ne comprennent pas, quils veulent découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents ; contre les araignées, suspendues entre leurs longues pattes, qui grimpent sur les arbres pour se sauver ; contre les corbeaux, qui nont pas trouvé de quoi manger pendant la journée, et qui sen reviennent au gîte laile fatiguée ; contre les rochers du rivage ; contre les feux, qui paraissent aux mâts des navires invisibles ; contre le bruit sourd des vagues ; contre les grands poissons, qui, nageant, montrent leur dos noir, puis senfoncent dans labîme ; et contre lhomme qui les rend esclaves. Après quoi, ils se mettent de nouveau à courir la campagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes par dessus les fossés, les chemins, les champs, les herbes et les pierres escarpées. On les dirait atteints de la rage, cherchant un vaste étang pour apaiser leur soif. Leurs hurlements prolongés épouvantent la nature. Malheur au voyageur attardé ! Les amis des cimetières se jetteront sur lui, le déchireront, le mangeront avec leur bouche doù tombe du sang ; car, ils nont pas les dents gâtées. Les animaux sauvages, nosant pas sapprocher pour prendre part au repas de chair, senfuient à perte de vue, tremblants. Après quelques heures, les chiens, harassés de courir ça et là, presque morts, la langue en dehors de la bouche, se précipitent les uns sur les autres, sans savoir ce quils font, et se déchirent en mille lambeaux, avec une rapidité incroyable. Ils nagissent pas ainsi par cruauté. Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère me dit : « Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce quils font : ils ont soif insatiable de linfini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains, à la figure pâle et longue. Même, je te permets de te mettre devant la fenêtre

16

pour contempler ce spectacle, qui est assez sublime. » Depuis ce temps, je respecte le vœu de la morte. Moi, comme les chiens, jéprouve le besoin de linfini Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin ! Je suis fils de lhomme et de la femme, daprès ce quon ma dit. Ça métonne je croyais être davantage ! Au reste, que mimporte doù je viens ? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, jaurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je ne serais pas si méchant. Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonné. Nul na encore vu les rides vertes de mon front ; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson, ou au rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand javais sur ma tête des cheveux dune autre couleur. Et, quand je rôde autour des habitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents, les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie, avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit lintérieur des cheminées : il ne faut pas que mes yeux soient témoins de la laideur que lÊtre suprême, avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin, quand le soleil se lève pour les autres, en répandant la joie et la chaleur dans toute la nature, tandis quaucun de mes traits ne bouge, en regardant fixement lespace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de ma caverne aimée, dans un désespoir qui menivre comme le vin, je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux. Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint de la rage ! Pourtant, je sens que je ne suis pas le seul qui souffre ! Pourtant, je sens que je respire ! Comme un condamné qui essaie ses muscles, en réfléchissant sur leur sort, et qui va bientôt monter à léchafaud, debout, sur mon lit de paille, les yeux

17

fermés, je tourne lentement mon col de droite à gauche, de gauche à droite, pendant des heures entières ; je ne tombe pas raide mort. De moment en moment, lorsque mon col ne peut plus continuer de tourner dans un même sens, quil sarrête, pour se remettre à tourner dans un sens opposé, je regarde subitement lhorizon, à travers les rares interstices laissés par les broussailles épaisses qui recouvrent lentrée : je ne vois rien ! Rien si ce ne sont les campagnes qui dansent en tourbillons avec les arbres et avec les longues files doiseaux qui traversent les airs. Cela me trouble le sang et le cerveau Qui donc, sur la tête, me donne des coups de barre de fer, comme un marteau frappant lenclume ?
Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre. Vous, faites attention à ce quelle contient, et gardez-vous de limpression pénible quelle ne manquera pas de laisser, comme une flétrissure, dans vos imaginations troublées. Ne croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne suis pas encore un squelette, et la vieillesse nest pas collée à mon front. Écartons en conséquence toute idée de comparaison avec le cygne, au moment où son existence senvole, et ne voyez devant vous quun monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez apercevoir la figure ; mais, moins horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un criminel Assez sur ce sujet. Il ny pas longtemps que jai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont vivaces comme si je lavais quittée la veille. Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens déjà de vous offrir, et ne rougissez pas à la pensée de ce quest le cœur humain. Ô poulpe, au regard de soie ! toi, dont lâme est inséparable de la mienne ; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents ventouses ; toi, en qui siégent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, dun lien indestructible, la douce vertu

18

communicative et les grâces divines, pourquoi nes-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine daluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que jadore !
Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que lon voit sur le dos meurtri des mousses ; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre : jaime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, quon croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineffaçables traces, sur lâme profondément ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans quon sen rende toujours compte, les rudes commencements de lhomme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de lhomme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant, lhomme sest cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que lhomme ne croit à sa beauté que par amour-propre ; mais, quil nest pas beau réellement et quil sen doute ; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, tu es le symbole de lidentité : toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas dune manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet. Tu nes pas comme lhomme qui sarrête dans la rue, pour voir deux boule-dogues sempoigner au cou, mais, qui ne sarrête pas, quand un enterrement passe ; qui est ce matin accessible et ce soir de mauvaise humeur ; qui rit aujourdhui et pleure demain. Je te salue, vieil océan !

19

Vieil océan, il ny aurait rien dimpossible à ce que tu caches dans ton sein de futures utilités pour lhomme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets de ton intime organisation : tu es modeste. Lhomme se vante sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, les différentes espèces de poissons que tu nourris nont pas juré fraternité entre elles. Chaque espèce vit de son côté. Les tempéraments et les conformations qui varient dans chacune delles, expliquent, dune manière satisfaisante, ce qui ne paraît dabord quune anomalie. Il en est ainsi de lhomme, qui na pas les mêmes motifs dexcuse. Un morceau de terre est-il occupé par trente millions dêtres humains, ceux-ci se croient obligés de ne pas se mêler de lexistence de leurs voisins, fixés comme des racines sur le morceau de terre qui suit. En descendant du grand au petit, chaque homme vit comme un sauvage dans sa tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable, accroupi pareillement dans une autre tanière. La grande famille universelle des humains est une utopie digne de la logique la plus médiocre. En outre, du spectacle de tes mamelles fécondes, se dégage la notion dingratitude ; car, on pense aussitôt à ces parents nombreux, assez ingrats envers le Créateur, pour abandonner le fruit de leur misérable union. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, ta grandeur matérielle ne peut se comparer quà la mesure quon se fait de ce quil a fallu de puissance active pour engendrer la totalité de ta masse. On ne peut pas tembrasser dun coup dœil. Pour te contempler, il faut que la vue tourne son télescope, par un mouvement continu, vers les quatre points de lhorizon, de même quun mathématicien, afin de résoudre une équation algébrique, est obligé dexaminer séparément les divers cas possibles, avant de trancher la difficulté. Lhomme mange des substances nourrissantes, et fait dautres

20

efforts, dignes dun meilleur sort, pour paraître gras. Quelle se gonfle tant quelle voudra, cette adorable grenouille. Sois tranquille, elle ne tégalera pas en grosseur ; je le suppose, du moins. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, tes eaux sont amères. Cest exactement le même goût que le fiel que distille la critique sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si quelquun a du génie, on le fait passer pour un idiot ; si quelque autre est beau de corps, cest un bossu affreux. Certes, il faut que lhomme sente avec force son imperfection, dont les trois quarts dailleurs ne sont dus quà lui-même, pour la critiquer ainsi ! Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, les hommes, malgré lexcellence de leurs méthodes, ne sont pas encore parvenus, aidés par les moyens dinvestigation de la science, à mesurer la profondeur vertigineuse de tes abîmes ; tu en as que les sondes les plus longues, les plus pesantes, ont reconnu inaccessibles. Aux poissons ça leur est permis : pas aux hommes. Souvent, je me suis demandé quelle chose était le plus facile à reconnaître : la profondeur de locéan ou la profondeur du cœur humain ! Souvent, la main portée au front, debout sur les vaisseaux, tandis que la lune se balançait entre les mâts dune façon irrégulière, je me suis surpris, faisant abstraction de tout ce qui nétait pas le but que je poursuivais, mefforçant de résoudre ce difficile problème ! Oui, quel est le plus profond, le plus impénétrable des deux : locéan ou le cœur humain ? Si trente ans dexpérience de la vie peuvent jusquà un certain point pencher la balance vers lune ou lautre de ces solutions, il me sera permis de dire que, malgré la profondeur de locéan, il ne peut pas se mettre en ligne, quant à la comparaison sur cette propriété, avec la profondeur du cœur humain. Jai été en relation avec des hommes qui ont été vertueux. Ils mouraient à soixante ans, et chacun ne manquait pas de sécrier : « Ils ont fait le bien sur cette terre, cest-à-dire

21

quils ont pratiqué la charité : voilà tout, ce nest pas malin, chacun peut en faire autant. » Qui comprendra pourquoi deux amants qui sidolâtraient la veille, pour un mot mal interprété, sécartent, lun vers lorient, lautre vers loccident, avec les aiguillons de la haine, de la vengeance, de lamour et du remords, et ne se revoient plus, chacun drapé dans sa fierté solitaire. Cest un miracle qui se renouvelle chaque jour et qui nen est pas moins miraculeux. Qui comprendra pourquoi lon savoure non seulement les disgrâces générales de ses semblables, mais encore les particulières de ses amis les plus chers, tandis que lont est affligé en même temps ? Un exemple incontestable pour clore la série : lhomme dit hypocritement oui et pense non. Cest pour cela que les marcassins de lhumanité ont tant de confiance les uns dans les autres et ne sont pas égoïstes. Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, tu es si puissant, que les hommes lont appris à leurs propres dépens. Ils ont beau employer toutes les ressources de leur génie incapables de te dominer. Ils ont trouvé leur maître. Je dis quils ont trouvé quelque chose de plus fort queux. Ce quelque chose a un nom. Ce nom est : locéan ! La peur que tu leur inspires est telle, quils te respectent. Malgré cela, tu fais valser leurs plus lourdes machines avec grâce, élégance et facilité. Tu leur fais faire des sauts gymnastiques jusquau ciel, et des plongeons admirables jusquau fond de tes domaines : un saltimbanque en serait jaloux. Bienheureux sont-ils, quand tu ne les enveloppes pas définitivement dans tes plis bouillonnants, pour aller voir, sans chemin de fer, dans tes entrailles aquatiques, comment se portent les poissons, et surtout comment ils se portent eux-mêmes. Lhomme dit : « Je suis plus intelligent que locéan. » Cest possible ; cest même assez vrai ; mais locéan lui est plus redoutable que lui à locéan : cest ce quil nest pas nécessaire de prouver. Ce patriarche observateur, contemporain des

22

premières époques de notre globe suspendu, sourit de pitié, quand il assiste aux combats navals des nations. Voilà une centaine de léviathans qui sont sortis des mains de lhumanité. Les ordres emphatiques des supérieurs, les cris des blessés, les coups de canon, cest du bruit fait exprès pour anéantir quelques secondes. Il paraît que le drame est fini, et que locéan a tout mis dans son ventre. La gueule est formidable. Elle doit être grande vers le bas, dans la direction de linconnu ! Pour couronner enfin la stupide comédie, qui nest même pas intéressante, on voit, au milieu des airs, quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui se met à crier, sans arrêter lenvergure de son vol : « Tiens ! je la trouve mauvaise ! Il y avait en bas des points noirs ; jai fermé les yeux : ils ont disparu. » Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu tenorgueillis à juste titre de ta magnificence native, et des éloges vrais que je mempresse de te donner. Balancé voluptueusement par les molles effluves de ta lenteur majestueuse, qui est le plus grandiose parmi les attributs dont le souverain pouvoir ta gratifié, tu déroules, au milieu dun sombre mystère, sur toute ta surface sublime, tes vagues incomparables, avec le sentiment calme de ta puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement, séparées par de courts intervalles. À peine lune diminue, quune autre va à sa rencontre en grandissant, accompagnées du bruit mélancolique de lécume qui se fond, pour nous avertir que tout est écume. (Ainsi, les êtres humains, ces vagues vivantes, meurent lun après lautre, dune manière monotone ; mais, sans laisser de bruit écumeux). Loiseau de passage se repose sur elles avec confiance, et se laisse abandonner à leurs mouvements, pleins dune grâce fière, jusquà ce que les os de ses ailes aient recouvré leur vigueur accoutumée pour continuer le pèlerinage aérien. Je voudrais que la majesté humaine ne fût que lincarnation du reflet de la tienne. Je

23

demande beaucoup, et ce souhait sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale, image de linfini, est immense comme la réflexion du philosophe, comme lamour de la femme, comme la beauté divine de loiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus beau que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère ? Remue-toi avec impétuosité plus plus encore, si tu veux que je te compare à la vengeance de Dieu ; allonge tes griffes livides, en te frayant un chemin sur ton propre sein cest bien. Déroule tes vagues épouvantables, océan hideux, compris par moi seul, et devant lequel je tombe, prosterné à tes genoux. La majesté de lhomme est empruntée ; il ne mimposera point : toi, oui. Oh ! quand tu tavances, la crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux comme dune cour, magnétiseur et farouche, roulant tes ondes les unes sur les autres, avec la conscience de ce que tu es, pendant que tu pousses, des profondeurs de ta poitrine, comme accablé dun remords intense que je ne puis pas découvrir, ce sourd mugissement perpétuel que les hommes redoutent tant, même quand ils te contemplent, en sûreté, tremblants sur le rivage, alors, je vois quil ne mappartient pas, le droit insigne de me dire ton égal. Cest pourquoi, en présence de ta supériorité, je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité damour que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusement penser à mes semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste, lantithèse la plus bouffonne que lon ait jamais vue dans la création : je ne puis pas taimer, je te déteste. Pourquoi reviens-je à toi, pour la millième fois, vers tes bras amis, qui sentrouvrent, pour caresser mon front brûlant, qui voit disparaître la fièvre à leur contact ! Je ne connais pas ta destinée cachée ; tout ce qui te concerne mintéresse. Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le moi dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui nont encore connu que les illusions), et si

24

le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes eaux salées jusquaux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que je me réjouirais de savoir lenfer si près de lhomme. Je veux que celle-ci soit la dernière strophe de mon invocation. Par conséquent, une seule fois encore, je veux te saluer et te faire mes adieux ! Vieil océan, aux vagues de cristal Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je nai pas la force de poursuivre ; car, je sens que le moment venu de revenir parmi les hommes, à laspect brutal ; mais courage ! Faisons un grand effort, et accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre destinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan !
On ne me verra pas, à mon heure dernière (jécris ceci sur mon lit de mort), entouré de prêtres. Je veux mourir, bercé par la vague de la mer tempétueuse, ou debout sur la montagne les yeux en haut, non : je sais que mon anéantissement sera complet. Dailleurs, je naurais pas de grâce à espérer. Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire ? Javais dit que personne nentrât. Qui que vous soyez, éloignez-vous ; mais, si vous croyez apercevoir quelque marque de douleur ou de crainte sur mon visage dhyène (juse de cette comparaison, quoique lhyène soit plus belle que moi, et plus agréable à voir), soyez détrompé : quil sapproche. Nous sommes dans une nuit dhiver, alors que les éléments sentre-choquent de toutes parts, que lhomme a peur, et que ladolescent médite quelque crime sur un de ses amis, sil est ce que je fus dans ma jeunesse. Que le vent, dont les sifflements plaintifs attristent lhumanité, depuis que le vent, lhumanité existent, quelques moments avant lagonie dernière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde, impatient de ma mort. Je jouirai encore, en secret, des exemples nombreux de la méchanceté humaine (un frère, sans être vu, aime à voir les actes de ses frères). Laigle, le corbeau, limmortel pélican, le canard sauvage, la grue voyageuse, éveillés, grelottant de froid, me verront passer à la lueur des éclairs, spectre horrible et

25

content. Ils ne sauront ce que cela signifie. Sur la terre, la vipère, lœil gros du crapaud, le tigre, léléphant ; dans la mer, la baleine, le requin, le marteau, linforme raie, la dent du phoque polaire, se demanderont quelle est cette dérogation à la loi de la nature. Lhomme, tremblant, collera son front contre la terre, au milieu de ses gémissements. « Oui, je vous surpasse tous par ma cruauté innée, cruauté quil na pas dépendu de moi deffacer. Est-ce pour ce motif que vous vous montrez devant moi dans cette prosternation ? ou bien, est-ce parce que vous me voyez parcourir, phénomène nouveau, comme une comète effrayante, lespace ensanglanté ? (Il me tombe une pluie de sang de mon vaste corps, pareil à un nuage noirâtre que pousse louragan devant soi). Ne craignez rien, enfants, je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous mavez fait est trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour quil soit volontaire. Vous autres, vous avez marché dans votre voie, moi, dans la mienne, pareilles toutes les deux, toutes les deux perverses. Nécessairement, nous avons dû nous rencontrer, dans cette similitude de caractère ; le choc qui en est résulté nous a été réciproquement fatal. » Alors, les hommes relèveront peu à peu la tête, en reprenant courage, pour voir celui qui parle ainsi, allongeant le cou comme lescargot. Tout à coup, leur visage brûlant, décomposé, montrant les plus terribles passions, grimacera de telle manière que les loups auront peur. Ils se dresseront à la fois comme un ressort immense. Quelles imprécations ! quels déchirements de voix ! Ils mont reconnu. Voilà que les animaux de la terre se réunissent aux hommes, font entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haine réciproque ; les deux haines sont tournées contre lennemi commun, moi ; on se rapproche par un assentiment universel. Vents, qui me soutenez, élevez-moi plus haut ; je crains la perfidie. Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux, témoin, une fois de plus, des conséquences des passions, complètement satisfait Je te

26

remercie, ô rhinolophe, de mavoir réveillé avec le mouvement de tes ailes, toi, dont le nez est surmonté dune crête en forme de fer à cheval : je maperçois, en effet, que ce nétait malheureusement quune maladie passagère, et je me sens avec dégoût renaître à la vie. Les uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans mon corps : pourquoi cette hypothèse nest-elle pas la réalité !
Une famille entoure une lampe posée sur la table :
Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont placés sur cette chaise.
Ils ny sont pas, mère.
Va les chercher alors dans lautre chambre. Te rappelles-tu cette époque, mon doux maître, où nous faisions des vœux, pour avoir un enfant, dans lequel nous renaîtrions une seconde fois, et qui serait le soutien de notre vieillesse ?
Je me la rappelle, et Dieu nous a exaucés. Nous navons pas à nous plaindre de notre lot sur cette terre. Chaque jour nous bénissons la Providence de ses bienfaits. Notre Édouard possède toutes les grâces de sa mère.
Et les mâles qualités de son père.
Voici les ciseaux, mère ; je les ai enfin trouvés.
Il reprend son travail Mais quelquun sest présenté à la porte dentrée, et contemple, pendant quelques instants, le tableau qui soffre à ses yeux :
Que signifie ce spectacle ! Il y a beaucoup de gens qui sont moins heureux que ceux-là. Quel est le raisonnement quils se font pour aimer lexistence ? Éloigne-toi, Maldoror, de ce foyer paisible ; ta place nest pas ici.
Il sest retiré !
Je ne sais comment cela se fait ; mais, je sens les facultés humaines qui se livrent des combats dans mon cœur. Mon âme est inquiète, et sans savoir pourquoi ; latmosphère est lourde.
Femme, je ressens les mêmes impressions que toi ; je tremble quil ne nous arrive quelque malheur. Ayons

27

confiance en Dieu, en lui est le suprême espoir.
Mère, je respire à peine ; jai mal à la tête.
Toi aussi, mon fils ! Je vais te mouiller le front et les tempes avec du vinaigre.
Bon, bonne mère
Voyez, il appuie son corps sur le revers de la chaise, fatigué.
Quelque chose se retourne en moi, que je ne saurais expliquer. Maintenant, le moindre objet me contrarie.
Comme tu es pâle ! La fin de cette veillée ne se passera pas sans que quelque événement funeste nous plonge tous les trois dans le lac du désespoir !
Jentends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.
Mon fils !
Ah ! mère jai peur !
Dis-moi vite si tu souffres.
Mère, je ne souffre pas Je ne dis pas la vérité.
Le père ne revient pas de son étonnement :
Voilà des cris que lon entend quelquefois, dans le silence des nuits sans étoiles. Quoique nous entendions ces cris, néanmoins, celui qui les pousse nest pas près dici ; car, on peut entendre ces gémissements à trois lieues de distance, transportés par le vent dune cité à une autre. On mavait souvent parlé de ce phénomène ; mais, je navais jamais eu loccasion de juger par moi-même de sa véracité. Femme, tu me parlais de malheur ; si malheur plus réel exista dans la longue spirale du temps, cest le malheur de celui qui trouble maintenant le sommeil de ses semblables
Jentends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.
Plût au ciel que sa naissance ne soit pas une calamité pour son pays, qui la repoussé de son sein. Il va de contrée en contrée, abhorré partout. Les uns disent quil est accablé dune espèce de folie originelle, depuis son enfance. Dautres croient savoir quil est dune cruauté extrême et instinctive, dont il a honte lui-même, et que

28

ses parents en sont morts de douleur. Il y en a qui prétendent quon la flétri dun surnom dans sa jeunesse ; quil en est resté inconsolable le reste de son existence, parce que sa dignité blessée voyait là une preuve flagrante de la méchanceté des hommes, qui se montre aux premières années, pour augmenter ensuite. Ce surnom était le vampire !
Jentends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.
Ils ajoutent que, les jours, les nuits, sans trêve ni repos, des cauchemars horribles lui font saigner le sang par la bouche et les oreilles ; et que des spectres sassoient au chevet de son lit, et lui jettent à la face, poussés malgré eux par une force inconnue, tantôt dune voix douce, tantôt dune voix pareille aux rugissements des combats, avec une persistance implacable, ce surnom toujours vivace, toujours hideux, et qui ne périra quavec lunivers. Quelques-uns mêmes ont affirmé que lamour la réduit dans cet état ; ou que ces cris témoignent du repentir de quelque crime enseveli dans la nuit de son passé mystérieux. Mais le plus grand nombre pense quun incommensurable orgueil le torture, comme jadis Satan, et quil voudrait égaler Dieu
Jentends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.
Mon fils, ce sont là des confidences exceptionnelles ; je plains ton âge de les avoir entendues, et jespère que tu nimiteras jamais cet homme.
Parle, ô mon Édouard ; réponds que tu nimiteras jamais cet homme.
Ô mère, bien-aimée, à qui je dois le jour, je te promets, si ta sainte promesse dun enfant a quelque valeur, de ne jamais imiter cet homme.
Cest parfait, mon fils ; il faut obéir à sa mère, en quoi que ce soit.
On nentend plus les gémissements.
Femme, as-tu fini ton travail ?
Il me manque quelques points à cette chemise, quoique nous ayons prolongé la veillée bien tard.
Moi, aussi, je nai pas fini un chapitre

29

commencé. Profitons des dernières lueurs de la lampe ; car, il ny a presque plus dhuile, et achevons chacun notre travail
Lenfant sest écrié :
Si Dieu nous laisse vivre !
Ange radieux, viens à moi ; tu te promèneras dans la prairie, du matin jusquau soir ; tu ne travailleras point. Mon palais magnifique est construit avec des murailles dargent, des colonnes dor et des portes de diamant. Tu te coucheras quand tu voudras, au son dune musique céleste, sans faire ta prière. Quand, au matin, le soleil montrera ses rayons resplendissants et que lalouette joyeuse emportera avec elle, son cri, à perte de vue, dans les airs, tu pourras rester encore au lit, jusquà ce que cela te fatigue. Tu marcheras sur les tapis les plus précieux ; tu seras constamment enveloppé dans une atmosphère composée des essences parfumées des fleurs les plus odorantes.
Il est temps de reposer le corps et lesprit. Lève-toi, mère de famille, sur tes chevilles musculeuses. Il est juste que tes doigts raidis nabandonnent laiguille du travail exagéré. Les extrêmes nont rien de bon.
Oh ! que ton existence sera suave ! Je te donnerai une bague enchantée ; quand tu en retourneras le rubis, tu seras invisible, comme les princes, dans les contes de fées.
Remets tes armes quotidiennes dans larmoire protectrice, pendant que, de mon côté, jarrange mes affaires.
Quand tu le replaceras dans sa position ordinaire, tu reparaîtras tel que la nature ta formé, ô jeune magicien. Cela, parce que je taime et que jaspire à faire ton bonheur.
Va-ten, qui que tu sois ; ne me prends pas par les épaules.
Mon fils, ne tendors point, bercé par les rêves de lenfance : la prière en commun nest pas commencée et tes habits ne sont pas encore soigneusement placés sur une chaise À genoux ! Éternel créateur de lunivers, tu montres ta bonté inépuisable jusque dans les plus petites choses.

30

Tu naimes donc pas les ruisseaux limpides, où glissent des milliers de petits poissons rouges, bleus et argentés ? Tu les prendras avec un filet si beau, quil les attirera de lui-même, jusquà ce quil soit rempli. De la surface, tu verras des cailloux luisants, plus polis que le marbre.
Mère, vois ces griffes : je me méfie de lui ; mais ma conscience est calme, car je nai rien à me reprocher.
Tu nous vois prosternés à tes pieds, accablés du sentiment de ta grandeur. Si quelque pensée orgueilleuse sinsinue dans notre imagination, nous la rejetons aussitôt avec la salive du dédain et nous ten faisons le sacrifice irrémissible.
Tu ty baigneras avec de petites filles, qui tenlaceront de leurs bras. Une fois sortis du bain, elles te tresseront des couronnes de roses et dœillets. Elles auront des ailes transparentes de papillon et des cheveux dune longueur ondulée, qui flottent autour de la gentillesse de leur front.
Quand même ton palais serait plus beau que le cristal, je ne sortirais pas de cette maison pour te suivre. Je crois que tu nes quun imposteur, puisque tu me parles si doucement, de crainte de te faire entendre. Abandonner ses parents est une mauvaise action. Ce nest pas moi qui serais fils ingrat. Quant à tes petites filles, elles ne sont pas si belles que les yeux de ma mère.
Toute notre vie sest épuisée dans les cantiques de ta gloire. Tels nous avons été jusquici, tels nous serons, jusquau moment où nous recevrons de toi lordre de quitter cette terre.
Elles tobéiront à ton moindre signe et ne songeront quà te plaire. Si tu désires loiseau qui ne se repose jamais, elles te lapporteront. Si tu désires la voiture de neige, qui transporte au soleil en un clin dœil, elles te lapporteront. Que ne tapporteraient-elles pas ! Elles tapporteraient même le cerf-volant, grand comme une tour, quon a caché dans la lune, et à la queue duquel sont suspendus, par des liens de soie, des oiseaux de toute

31

espèce. Fais attention à toi écoute mes conseils.
Fais ce que tu voudras ; je ne veux pas interrompre la prière, pour appeler au secours. Quoique ton corps sévapore, quand je veux lécarter, sache que je ne te crains pas.
Devant toi, rien nest grand, si ce nest la flamme exhalée dun cœur pur.
Réfléchis à ce que je tai dit, si tu ne veux pas ten repentir.
Père céleste, conjure, conjure les malheurs qui peuvent fondre sur notre famille.
Tu ne veux donc pas te retirer, mauvais esprit ?
Conserve cette épouse chérie, qui ma consolé dans mes découragements
Puisque tu me refuses, je te ferai pleurer et grincer des dents comme un pendu.
Et ce fils aimant, dont les chastes lèvres sentrouvrent à peine aux baisers de laurore de vie.
Mère, il métrangle Père, secourez-moi Je ne puis plus respirer Votre bénédiction !
Un cri dironie immense sest élevé dans les airs. Voyez comme les aigles, étourdis, tombent du haut des nuages, en roulant sur eux-mêmes, littéralement foudroyés par la colonne dair.
Son cœur ne bat plus Et celle-ci est morte, en même temps que le fruit de ses entrailles, fruit que je ne reconnais plus, tant il est défiguré Mon épouse ! Mon fils ! Je me rappelle un temps lointain où je fus époux et père.
Il sétait dit, devant le tableau qui soffrit à ses yeux, quil ne supporterait pas cette injustice. Sil est efficace, le pouvoir que lui ont accordé les esprits infernaux, ou plutôt quil tirer de lui-même, cet enfant, avant que la nuit sécoule, ne devait plus être.
Celui qui ne sait pas pleurer (car il a toujours refoulé la souffrance en dedans) remarqua quil se trouvait en Norvège. Aux îles Fœroé, il assista à la recherche des nids doiseaux de mer, dans les crevasses à pic, et sétonna que la corde de trois cents mètres,

32

qui retient lexplorateur au-dessus du précipice, fût choisie dune telle solidité. Il voyait là, quoi quon dise, un exemple frappant de la bonté humaine, et il ne pouvait en croire ses yeux. Si cétait lui qui eût dû préparer la corde, il aurait fait des entailles en plusieurs endroits, afin quelle se coupât, et précipitât le chasseur dans la mer ! Un soir, il se dirigea vers un cimetière, et les adolescents qui trouvent du plaisir à violer les cadavres de belles femmes mortes depuis peu, purent, sils le voulurent, entendre la conversation suivante, perdue dans le tableau dune action qui va se dérouler en même temps.
Nest-ce pas, fossoyeur, que tu voudras creuser avec moi ? Un cachalot sélève peu à peu du fond de la mer, et montre sa tête au-dessus des eaux, pour voir le navire qui passe dans ces parages solitaires. La curiosité naquit avec lunivers.
Ami, il mest impossible déchanger des idées avec toi. Il y a longtemps que les doux rayons de la lune font briller le marbre des tombeaux. Cest lheure silencieuse où plus dun être humain rêve quil voit apparaître des femmes enchaînées, traînant leurs linceuls, couverts de taches de sang, comme un ciel noir, détoiles. Celui qui dort pousse des gémissements, pareils à ceux dun condamné à mort, jusquà ce quil se réveille, et saperçoive que la réalité est trois fois pire que le rêve. Je dois finir de creuser cette fosse, avec ma bêche infatigable, afin quelle soit prête demain matin. Pour faire un travail sérieux, il ne faut pas faire deux choses à la fois.
Il croit que creuser une fosse est un travail sérieux ! Tu crois que creuser une fosse est un travail sérieux !
Lorsque le sauvage pélican se résout à donner sa poitrine à dévorer à ses petits, nayant pour témoin que celui qui sut créer un pareil amour, afin de faire honte aux hommes, quoique le sacrifice soit grand, cet acte se comprend. Lorsquun jeune homme voit, dans les bras de son ami, une femme quil idolâtrait, il se met alors à fumer un cigare ; il ne sort pas de la maison, et se

33

noue dune amitié indissoluble avec la douleur ; cet acte se comprend. Quand un élève interne, dans un lycée, est gouverné, pendant des années qui sont des siècles, du matin jusquau soir et du soir jusquau lendemain, par un paria de la civilisation, qui a constamment les yeux sur lui, il sent les flots tumultueux dune haine vivace monter, comme une épaisse fumée, à son cerveau, qui lui paraît près déclater. Depuis le moment où on la jeté dans la prison, jusquà celui, qui sapproche, où il en sortira, une fièvre intense lui jaunit la face, rapproche ses sourcils, et lui creuse les yeux. La nuit, il réfléchit, parce quil ne veut pas dormir. Le jour, sa pensée sélance au-dessus des murailles de la demeure de labrutissement, jusquau moment où il séchappe, ou quon le rejette, comme un pestiféré, de ce cloître éternel ; cet acte se comprend. Creuser une fosse dépasse souvent les forces de la nature. Comment veux-tu, étranger, que la pioche remue cette terre, qui dabord nous nourrit, et puis nous donne un lit commode, préservé du vent de lhiver soufflant avec furie dans ces froides contrées, lorsque celui qui tient la pioche, de ses tremblantes mains, après avoir toute la journée palpé convulsivement les joues des anciens vivants qui rentrent dans son royaume, voit, le soir, devant lui, écrit en lettres de flamme, sur chaque croix de bois, lénoncé du problème effrayant que lhumanité na pas encore résolu : la mortalité ou limmortalité de lâme. Le créateur de lunivers, je lui ai toujours conservé mon amour ; mais si, après la mort, nous ne devons plus exister, pourquoi vois-je, la plupart des nuits, chaque tombe souvrir, et leurs habitants soulever doucement les couvercles de plomb, pour aller respirer lair frais.
Arrête-toi dans ton travail. Lémotion tenlève tes forces ; tu me parais faible comme le roseau ; ce serait une grande folie de continuer. Je suis fort ; je vais prendre ta place. Toi, mets-toi à lécart ; tu me donneras des conseils, si je ne fais pas bien.
Que tes bras sont musculeux, et quil y a

34

du plaisir à te regarder bêcher la terre avec tant de facilité.
Il ne faut pas quun doute inutile tourmente ta pensée : toutes ces tombes, qui sont éparses dans un cimetière, comme les fleurs dans une prairie, comparaison qui manque de vérité, sont dignes dêtre mesurées avec le compas serein du philosophe. Les hallucinations dangereuses peuvent venir le jour ; mais elles viennent surtout la nuit. Par conséquent, ne tétonne pas des visions fantastiques que tes yeux semblent apercevoir. Pendant le jour, lorsque lesprit est en repos, interroge ta conscience ; elle te dira, avec sûreté, que le Dieu qui a créé lhomme avec une parcelle de sa propre intelligence possède une bonté sans limites, et recevra, après la mort terrestre, ce chef-dœuvre dans son sein. Fossoyeur, pourquoi pleures-tu ? Pourquoi ces larmes, pareilles à celles dune femme ? Rappelle-toi-le bien ; nous sommes sur ce vaisseau démâté pour souffrir. Cest un mérite, pour lhomme, que Dieu lait jugé capable de vaincre ses souffrances les plus graves. Parle, et puisque, daprès tes vœux les plus chers, lon ne souffrirait pas, dis en quoi consisterait alors la vertu, idéal que chacun sefforce datteindre, si ta langue est faite comme celle des autres hommes.
Où suis-je ? Nai-je pas changé de caractère ? Je sens un souffle puissant de consolation effleurer mon front rasséréné, comme la brise du printemps ranime lespérance des vieillards. Quel est cet homme dont le langage sublime a dit des choses que le premier venu naurait pas prononcées ? Quelle beauté de musique dans la mélodie incomparable de sa voix ! Je préfère lentendre parler, que chanter dautres. Cependant, plus je lobserve, plus sa figure nest pas franche. Lexpression générale de ses traits contraste singulièrement avec ces paroles que lamour de Dieu seul a pu inspirer. Son front, ridé de quelques plis, est marqué dun stigmate indélébile. Ce stigmate, qui la vieilli avant lâge, est-il honorable ou est-il infâme ? Ses rides doivent-elles être regardées avec

35

vénération ? Je lignore, et je crains de le savoir. Quoiquil dise ce quil ne pense pas, je crois néanmoins quil a des raisons pour agir comme il la fait, excité par les restes en lambeaux dune charité détruite en lui. Il est absorbé dans des méditations qui me sont inconnues, et il redouble dactivité dans un travail ardu quil na pas lhabitude dentreprendre. La sueur mouille sa peau ; il ne sen aperçoit pas. Il est plus triste que les sentiments quinspire la vue dun enfant au berceau. Oh ! comme il est sombre ! Doù sors-tu ? Étranger, permets que je te touche, et que mes mains, qui étreignent rarement celles des vivants, simposent sur la noblesse de ton corps. Quoi quil en arrive, je saurais à quoi men tenir. Ces cheveux sont les plus beaux que jaie touchés dans ma vie. Qui serait assez audacieux pour constater que je ne connais pas la qualité des cheveux ?
Que me veux-tu, quand je creuse une tombe ? Le lion ne souhaite pas quon lagace, quand il se repaît. Si tu ne le sais pas, je te lapprends. Allons, dépêche-toi ; accomplis ce que tu désires.
Ce qui frissonne à mon contact, en me faisant frissonner moi-même, est de la chair, à nen pas douter. Il est vrai je ne rêve pas ! Qui donc es-tu, toi, qui te penches là pour creuser une tombe, tandis que, comme un paresseux qui mange le pain des autres, je ne fais rien. Cest lheure de dormir, ou de sacrifier son repos à la science. En tout cas, nul nest absent de sa maison, et se garde de laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser entrer les voleurs. Il senferme dans sa chambre, le mieux quil peut, tandis que les ombres de la vieille cheminée savent encore réchauffer la salle dun reste de chaleur. Toi, tu ne fais pas comme les autres ; tes habits indiquent un habitant de quelque pays lointain.
Quoique je ne sois pas fatigué, il est inutile de creuser la fosse davantage. Maintenant, déshabille-moi ; puis, tu me mettras dedans.
La conversation, que nous avons tous les

36

deux, depuis quelques instants, est si étrange, que je ne sais que te répondre Je crois quil veut rire.
Oui, oui, cest vrai, je voulais rire ; ne fais plus attention à ce que jai dit.
Il sest affaissé, et le fossoyeur sest empressé de le soutenir !
Quas-tu ?
Oui, oui, cest vrai, javais menti jétais fatigué quand jai abandonné la pioche cest la première fois que jentreprenais ce travail ne fais plus attention à ce que jai dit.
Mon opinion prend de plus en plus de la consistance : cest quelquun qui a des chagrins épouvantables. Que le ciel môte la pensée de linterroger. Je préfère rester dans lincertitude, tant il minspire de la pitié. Puis, il ne voudrait pas me répondre, cela est certain : cest souffrir deux fois que de communiquer son cœur en cet état anormal.
Laisse-moi sortir de ce cimetière ; je continuerai ma route.
Tes jambes ne te soutiennent point ; tu tégarerais, pendant que tu cheminerais. Mon devoir est de toffrir un lit grossier ; je nen ai pas dautre. Aie confiance en moi ; car, lhospitalité ne demandera point la violation de tes secrets.
Ô pou vénérable, toi dont le corps est dépourvu délytres, tu me reprocheras avec aigreur de ne pas aimer suffisamment ta sublime intelligence, qui ne se laisse pas lire ; peut-être avais-tu raison, puisque je ne sens même pas de la reconnaissance pour celui-ci. Fanal de Maldoror, où guides-tu ses pas ?
Chez moi. Que tu sois un criminel, qui na pas eu la précaution de laver sa main droite, avec du savon, après avoir commis son forfait, et facile à reconnaître, par linspection de cette main ; ou un frère qui a perdu sa sœur ; ou quelque monarque dépossédé, fuyant de ses royaumes, mon palais vraiment grandiose, est digne de te recevoir. Il na pas été construit avec du diamant et des pierres précieuses, car ce nest quune pauvre chaumière, mal bâtie ; mais, cette chaumière célèbre a un passé

37

historique que le présent renouvelle et continue sans cesse. Si elle pouvait parler, elle tétonnerait, toi, qui me parais ne tétonner de rien. Que de fois, en même temps quelle, jai vu défiler, devant moi, les bières funéraires, contenant des os bien plus vermoulus que le bois de ma porte, contre laquelle je mappuyai. Mes innombrables sujets augmentent chaque jour. Je nai pas besoin de faire, à des périodes fixes, aucun recensement pour men apercevoir. Ici, cest comme chez les vivants ; chacun paie un impôt, proportionnel à la richesse de la demeure quil sest choisie ; et, si quelque avare refusait de délivrer sa quote-part, jai ordre, en parlant à sa personne, de faire comme les huissiers : il ne manque pas de chacals et de vautours qui désireraient faire un bon repas. Jai vu se ranger, sous les drapeaux de la mort, celui qui fut beau ; celui qui, après sa vie, na pas enlaidi ; lhomme, la femme, le mendiant, les fils de rois ; les illusions de la jeunesse ; les squelettes des vieillards ; le génie, la folie ; la paresse, son contraire ; celui qui fut faux, celui qui fut vrai ; le masque de lorgueilleux, la modestie de lhumble ; le vice couronné de fleurs et linnocence trahie.
Non certes, je ne refuse pas ta couche, qui est digne de moi, jusquà ce que laurore vienne, qui ne tardera point. Je te remercie de ta bienveillance Fossoyeur, il est beau de contempler les ruines des cités ; mais, il est plus beau de contempler les ruines des humains !
Le frère de la sangsue marchait à pas lents dans la forêt. Il sarrête à plusieurs reprises, en ouvrant la bouche pour parler. Mais, chaque fois, sa gorge se resserre, et refoule en arrière leffort avorté. Enfin, il sécrie : « Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné, appuyé contre une écluse qui lempêche de partir, naille pas, comme les autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent de son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau, puis en dépecer un grand nombre, en te disant que, toi aussi, tu ne seras pas plus que ce chien.

38

Quel mystère cherches-tu ? Ni moi, ni les quatre pattes nageoires de lours marin de locéan Boréal, navons pu trouver le problème de la vie. Prends garde, la nuit sapproche, et tu es là depuis le matin. Que dira ta famille, avec ta petite sœur, de te voir si tard arriver ? Lave tes mains, reprends ta route, qui va où tu dors Quel est cet être, là-bas, à lhorizon, et qui ose approcher de moi, sans peur, à sauts obliques et tourmentés ; et quelle majesté, mêlée dune douceur sereine ! Son regard, quoique doux, est profond. Ses paupières énormes jouent avec la brise, et paraissent vivre. En fixant ses yeux monstrueux, mon corps tremble ; et cest la première fois, depuis que jai sucé les sèches mamelles de ce quon appelle une mère. Il y a comme une auréole de lumière éblouissante autour de lui. Quand il a parlé, tout sest tu dans la nature, et a éprouvé un grand frisson. Puisquil te plaît de venir à moi, comme attiré par un aimant, je ne my opposerai pas. Quil est beau ! Ça me fait de la peine de te le dire. Tu dois être puissant ; car, tu as une figure plus quhumaine, triste comme lunivers, belle comme le suicide. Je tabhorre autant que je le peux ; et je préfère voir un serpent, entrelacé autour de mon cou depuis le commencement des siècles, que non pas tes yeux Comment ! cest toi, crapaud ! gros crapaud ! infortuné crapaud ! Pardonne ! pardonne ! que viens-tu faire sur cette terre où sont les maudits ? Mais, quas-tu donc fait de tes pustules visqueuses et fétides, pour avoir lair si doux ? Quand tu descendis den haut, par un ordre supérieur, avec la mission de consoler les diverses races dêtres existants, tu tabattis sur la terre, avec la rapidité du milan, les ailes non fatiguées de cette longue, magnifique course ; je te vis ! Pauvre crapaud ! Comme alors je pensais à linfini, en même temps quà ma faiblesse. « Un de plus qui est supérieur à ceux de la terre, me disais-je : cela, par la volonté divine. Moi, pourquoi pas aussi ? À quoi bon linjustice, dans les décrets suprêmes ? Est-il insensé, le

39

Créateur ; cependant le plus fort, dont la colère est terrible ! » Depuis que tu mes apparu, monarque des étangs et des marécages ! couvert dune gloire qui nappartient quà Dieu, tu mas en partie consolé ; mais, ma raison chancelante sabîme devant tant de grandeur ! Qui es-tu donc ? Reste oh ! Reste encore sur cette terre ! Replie tes blanches ailes, et ne regarde pas en haut, avec des paupières inquiètes Si tu pars, partons ensemble ! » Le crapaud sassit sur ses cuisses de derrière (qui ressemblent tant à celles de lhomme !) et, pendant que les limaces, les cloportes et les limaçons senfuyaient à la vue de leur ennemi mortel, prit la parole en ces termes : « Maldoror, écoute-moi. Remarque ma figure, calme comme un miroir, et je crois avoir une intelligence égale à la tienne. Un jour, tu mappelas le soutien de ta vie. Depuis lors, je nai pas démenti la confiance que tu mavais vouée. Je ne suis quun simple habitant des roseaux, cest vrai ; mais, grâce à ton propre contact, ne prenant que ce quil y avait de beau en toi, ma raison sest agrandie, et je puis te parler. Je suis venu vers toi, afin de te retirer de labîme. Ceux qui sintitulent tes amis te regardent, frappés de consternation, chaque fois quils te rencontrent, pâle et voûté, dans les théâtres, dans les places publiques, ou pressant, de deux cuisses nerveuses, ce cheval qui ne galope que pendant la nuit, tandis quil porte son maître-fantôme, enveloppé dans un long manteau noir. Abandonne ces pensées, qui rendent ton cœur vide comme un désert ; elles sont plus brûlantes que le feu. Ton esprit est tellement malade que tu ne ten aperçois pas, et que tu crois être dans ton naturel, chaque fois quil sort de ta bouche des paroles insensées, quoique pleines dune infernale grandeur. Malheureux ! quas-tu dit depuis le jour de ta naissance ? Ô triste reste dune intelligence immortelle, que Dieu avait créée avec tant damour ! Tu nas engendré que des malédictions, plus affreuses que la vue de panthères affamées ! Moi, je préférerais avoir les paupières

40

collées, mon corps manquant des jambes et des bras, avoir assassiné un homme, que ne pas être toi ! Parce que je te hais. Pourquoi avoir ce caractère qui métonne ? De quel droit viens-tu sur cette terre, pour tourner en dérision ceux qui lhabitent, épave pourrie, ballottée par le scepticisme ? Si tu ne ty plais pas, il faut retourner dans les sphères doù tu viens. Un habitant des cités ne doit pas résider dans les villages, pareil à un étranger. Nous savons que, dans les espaces, il existe des sphères plus spacieuses que la nôtre, et donc les esprits ont une intelligence que nous ne pouvons même pas concevoir. Eh bien, va-ten ! retire-toi de ce sol mobile ! montre enfin ton essence divine, que tu as cachée jusquici ; et, le plus tôt possible, dirige ton vol ascendant vers la sphère, que nous nenvions point, orgueilleux que tu es ! Car, je ne suis pas parvenu à reconnaître si tu es un homme ou plus quun homme ! Adieu donc ; nespère plus retrouver le crapaud sur ton passage. Tu es la cause de ma mort. Moi, je pars pour léternité, afin dimplorer ton pardon ! »
Sil est quelquefois logique de sen rapporter à lapparence des phénomènes, ce premier chant finit ici. Ne soyez pas sévère pour celui qui ne fait encore quessayer sa lyre : elle rend un son si étrange ! Cependant, si vous voulez être impartial, vous reconnaîtrez déjà une empreinte forte, au milieu des imperfections. Quant à moi, je vais me remettre au travail, pour faire paraître un deuxième chant, dans un laps de temps qui ne soit pas trop retardé. La fin du dix-neuvième siècle verra son poète (cependant, au début, il ne doit pas commencer par un chef dœuvre, mais suivre la loi de la nature) ; il est né sur les rives américaines, à lembouchure de la Plata, là où deux peuples, jadis rivaux, sefforcent actuellement de se surpasser par le progrès matériel et moral. Buenos-Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire. Mais, la guerre éternelle a placé son empire

41

destructeur sur les campagnes, et moissonne avec joie des victimes nombreuses. Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu mas lu. Toi, jeune homme, ne désespère point ; car, tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En comptant lacarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis !
FIN DU PREMIER CHANT

CHANT DEUXIÈME

Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment de réflexion ? Où est passé ce chant On ne le sait pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui lont gardé. Et la morale, qui passait en cet endroit, ne présageant pas quelle avait, dans ces pages incandescentes, un défenseur énergique, la vu se diriger, dun pas ferme et droit, vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. Ce qui est du moins acquis à la science, cest que, depuis ce temps, lhomme, à la figure de crapaud, ne se reconnaît plus lui-même, et tombe souvent dans des accès de fureur qui le font ressembler à une bête des bois. Ce nest pas sa faute. Dans tous les temps, il avait cru, les paupières ployant sous les résédas de la modestie, quil nétait composé que de bien et dune quantité minime de mal. Brusquement je lui appris, en découvrant au plein jour son cœur et ses trames, quau contraire il nest composé que de mal, et dune quantité minime de bien que les législateurs ont de la peine à ne pas laisser évaporer. Je voudrais quil ne ressente pas, moi, qui ne lui apprends rien de nouveau, une honte éternelle pour mes amères vérités ; mais, la réalisation de ce souhait ne serait pas conforme aux lois de la nature. En effet, jarrache le masque à sa figure traîtresse et pleine de boue, et je fais tomber un à un, comme des boules divoire sur un bassin dargent, les mensonges sublimes avec lesquels il se trompe lui-même : il est alors

45

compréhensible quil nordonne pas au calme dimposer les mains sur son visage, même quand la raison disperse les ténèbres de lorgueil. Cest pourquoi, le héros que je mets en scène sest attiré une haine irréconciliable, en attaquant lhumanité, qui se croyait invulnérable, par la brèche dabsurdes tirades philanthropiques ; elles sont entassées, comme des grains de sable, dans ses livres, dont je suis quelquefois sur le point, quand la raison mabandonne, destimer le comique si cocasse, mais ennuyant. Il lavait prévu. Il ne suffit pas de sculpter la statue de la bonté sur le fronton des parchemins que contiennent les bibliothèques. Ô être humain ! te voilà, maintenant, nu comme un ver, en présence de mon glaive de diamant ! Abandonne ta méthode ; il nest plus temps de faire lorgueilleux : jélance vers toi ma prière, dans lattitude de la prosternation. Il y a quelquun qui observe les moindres mouvements de ta coupable vie ; tu es enveloppé par les réseaux subtils de sa perspicacité acharnée. Ne te fie pas à lui, quand il tourne les reins ; car, il te regarde ; ne te fie pas à lui, quand il ferme les yeux ; car, il te regarde encore. Il est difficile de supposer que, touchant les ruses et la méchanceté, ta redoutable résolution soit de surpasser lenfant de mon imagination. Ses moindres coups portent. Avec des précautions, il est possible dapprendre à celui qui croit lignorer que les loups et les brigands ne se dévorent pas entre eux : ce nest peut-être pas leur coutume. Par conséquent, remets sans peur, entre ses mains, le soin de ton existence : il la

46

conduira dune manière quil connaît.
Ne crois pas à lintention quil fait reluire au soleil de te corriger ; car, tu lintéresses médiocrement, pour ne pas dire moins ; encore napproché-je pas, de la vérité totale, la bienveillante mesure de ma vérification. Mais, cest quil aime à te faire du mal, dans la légitime persuasion que tu deviennes aussi méchant que lui, et que tu laccompagnes dans le gouffre béant de lenfer, quand cette heure sonnera. Sa place est depuis longtemps marquée, à lendroit où lon remarque une potence en fer, à laquelle sont suspendus des chaînes et des carcans. Quand la destinée ly portera, le funèbre entonnoir naura jamais goûté de proie plus savoureuse, ni lui contemplé de demeure plus convenable. Il me semble que je parle dune manière intentionnellement paternelle, et que lhumanité na pas le droit de se plaindre.
Je saisis la plume qui va construire le deuxième chant instrument arraché aux ailes de quelque pygargue roux ! Mais quont-ils donc mes doigts ? Les articulations demeurent paralysées, dès que je commence mon travail. Cependant, jai besoin décrire Cest impossible ! Eh bien, je répète que jai besoin décrire ma pensée : jai le droit, comme un autre, de me soumettre à cette loi naturelle Mais non, mais non, la plume reste inerte ! Tenez, voyez, à travers les campagnes, léclair qui brille au loin. Lorage parcourt lespace. Il pleut Il pleut toujours Comme il pleut ! La foudre a éclaté elle sest abattue sur ma fenêtre entrouverte, et ma étendu sur

47

le carreau, frappé au front. Pauvre jeune homme ! ton visage était déjà assez maquillé par les rides précoces et la difformité de naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre, de cette longue cicatrice sulfureuse ! (Je viens de supposer que la blessure est guérie, ce qui narrivera pas de sitôt.) Pourquoi cet orage, et pourquoi la paralysie de mes doigts ? Est-ce un avertissement den haut pour mempêcher décrire, et de mieux considérer ce à quoi je mexpose, en distillant la bave de ma bouche carrée ? Mais, cet orage ne ma pas causé la crainte. Que mimporterait une légion dorages ! Ces agents de la police céleste accomplissent avec zèle leur pénible devoir, si jen juge sommairement par mon front blessé. Je nai pas à remercier le Tout-Puissant de son adresse remarquable ; il a envoyé la foudre de manière à couper précisément mon visage en deux, à partir du front, endroit où la blessure a été le plus dangereuse : quun autre le félicite ! Mais, les orages attaquent quelquun de plus fort queux. Ainsi donc, horrible Éternel, à la figure de vipère, il a fallu que, non content davoir placé mon âme entre les frontières de la folie et les pensées de fureur qui tuent dune manière lente, tu aies cru, en outre, convenable à ta majesté, après un mûr examen, de faire sortir de mon front une coupe de sang ! Mais, enfin, qui te dit quelque chose ? Tu sais que je ne taime pas, et quau contraire je te hais : pourquoi insistes-tu ? Quand ta conduite voudra-t-elle cesser de senvelopper des apparences de la bizarrerie ? Parle-moi franchement,

48

comme à un ami : est-ce que tu ne te doutes pas, enfin, que tu montres, dans ta persécution odieuse, un empressement naïf, dont aucun de tes séraphins noserait faire ressortir le complet ridicule ? Quelle colère te prend ? Sache que, si tu me laissais vivre à labri de tes poursuites, ma reconnaissance t appartiendrait Allons, Sultan, avec ta langue, débarrasse-moi de ce sang qui salit le parquet. Le bandage est fini : mon front étanché a été lavé avec de leau salée, et jai croisé des bandelettes à travers mon visage. Le résultat nest pas infini : quatre chemises, pleines de sang et deux mouchoirs. On ne croirait pas, au premier abord, que Maldoror contînt tant de sang dans ses artères ; car, sur sa figure, ne brillent que les reflets du cadavre. Mais, enfin, cest comme ça. Peut-être que cest à peu près tout le sang que pût contenir son corps, et il est probable quil ny en reste pas beaucoup. Assez, assez, chien avide ; laisse le parquet tel quil est ; tu as le ventre rempli. Il ne faut pas continuer de boire ; car, tu ne tarderais pas à vomir. Tu es convenablement repu, va te coucher dans le chenil ; estime-toi nager dans le bonheur ; car, tu ne penseras pas à la faim, pendant trois jours immenses, grâce aux globules que tu as descendues dans ton gosier, avec une satisfaction solennellement visible. Toi, Léman, prends un balai ; je voudrais aussi en prendre un, mais je nen ai pas la force. Tu comprends, nest-ce pas, que je nen ai pas la force ? Remets tes pleurs dans leur fourreau ; sinon, je croirais que tu nas pas le courage de

49

contempler, avec sang-froid, la grande balafre, occasionnée par un supplice déjà perdu pour moi dans la nuit des temps passés. Tu iras chercher à la fontaine deux seaux deau. Une fois le parquet lavé, tu mettras ces linges dans la chambre voisine. Si la blanchisseuse revient ce soir, comme elle doit le faire, tu les lui remettras ; mais, comme il a plu beaucoup depuis une heure, et quil continue de pleuvoir, je ne crois pas quelle sorte de chez elle ; alors, elle viendra demain matin. Si elle te demande doù vient tout ce sang, tu nes pas obligé de lui répondre. Oh ! que je suis faible ! Nimporte ; jaurai cependant la force de soulever le porte-plume, et le courage de creuser ma pensée. Qua-t-il rapporté au Créateur de me tracasser, comme si jétais un enfant, par un orage qui porte la foudre ? Je nen persiste pas moins dans ma résolution décrire. Ces bandelettes membêtent, et latmosphère de ma chambre respire le sang
`
Quil narrive pas le jour où, Lohengrin et moi, nous passerons dans la rue, lun à côté de lautre, sans nous regarder, en nous frôlant le coude, comme deux passants pressés ! Oh ! quon me laisse fuir à jamais loin de cette supposition ! LÉternel a créé le monde tel quil est : il montrerait beaucoup de sagesse si, pendant le temps strictement nécessaire pour briser dun coup de marteau la tête dune femme, il oubliait sa majesté sidérale, afin de nous révéler les mystères au milieu desquels notre existence étouffe, comme un poisson au fond dune

50

barque. Mais, il est grand et noble ; il lemporte sur nous par la puissance de ses conceptions ; sil parlementait avec les hommes, toutes les hontes rejailliraient jusquà son visage. Mais misérable que tu es ! pourquoi ne rougis-tu pas ? Ce nest pas assez que larmée des douleurs physiques et morales, qui nous entoure, ait été enfantée : le secret de notre destinée en haillons ne nous est pas divulgué. Je le connais, le Tout-Puissant et lui, aussi, doit me connaître. Si, par hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue perçante me voit arriver de loin : il prend un chemin de traverse, afin déviter le triple dard de platine que la nature me donna comme une langue ! Tu me feras plaisir, ô Créateur, de me laisser épancher mes sentiments. Maniant les ironies terribles, dune main ferme et froide, je tavertis que mon cœur en contiendra suffisamment, pour mattaquer à toi, jusquà la fin de mon existence. Je frapperai ta carcasse creuse ; mais, si fort, que je me charge den faire sortir les parcelles restantes dintelligence que tu nas pas voulu donner à lhomme, parce que tu aurais été jaloux de le faire égal à toi, et que tu avais effrontément cachées dans tes boyaux, rusé bandit, comme si tu ne savais pas quun jour où lautre je les aurais découvertes de mon œil toujours ouvert, les aurais enlevées, et les aurais partagées avec mes semblables. Jai fait ainsi que je parle, et, maintenant, ils ne te craignent plus ; ils traitent de puissance à puissance avec toi. Donne-moi la mort, pour faire repentir mon audace : je découvre ma poitrine

51

et jattends avec humilité. Apparaissez donc, envergures dérisoires de châtiments éternels ! déploiements emphatiques dattributs trop vantés ! Il a manifesté lincapacité darrêter la circulation de mon sang qui le nargue. Cependant, jai des preuves quil nhésite pas déteindre, à la fleur de lâge, le souffle dautres humains, quand ils ont à peine goûté les jouissances de la vie. Cest simplement atroce ; mais, seulement, daprès la faiblesse de mon opinion ! Jai vu le Créateur, aiguillonnant sa cruauté inutile, embraser des incendies où périssaient les vieillards et les enfants ! Ce nest pas moi qui commence lattaque ; cest lui qui me force à le faire tourner, ainsi quune toupie, avec le fouet aux cordes dacier. Nest-ce pas lui qui me fournit des accusations contre lui-même ? Ne tarira point ma verve épouvantable ! Elle se nourrit des cauchemars insensés qui tourmentent mes insomnies. Cest à cause de Lohengrin que ce qui précède a été écrit ; revenons donc à lui. Dans la crainte quil ne devînt plus tard comme les autres hommes, javais dabord résolu de le tuer à coups de couteau, lorsquil aurait dépassé lâge dinnocence. Mais, jai réfléchi, et jai abandonné sagement ma résolution à temps. Il ne se doute pas que sa vie a été en péril pendant un quart dheure. Tout était prêt, et le couteau avait été acheté. Ce stylet était mignon, car jaime la grâce et lélégance jusque dans les appareils de la mort ; mais il était long et pointu. Une seule blessure au cou, en perçant avec soin une des artères carotides, et je crois que çaurait

52

suffi. Je suis content de ma conduite ; je me serais repenti plus tard. Donc, Lohengrin, fais ce que tu voudras, agis comme il te plaira, enferme-moi toute la vie dans une prison obscure, avec des scorpions pour compagnons de ma captivité, ou arrache-moi un œil jusquà ce quil tombe à terre, je ne te ferai jamais le moindre reproche ; je suis à toi, je tappartiens, je ne vis plus pour moi. La douleur que tu me causeras ne sera pas comparable au bonheur de savoir, que celui qui me blesse, de ses mains meurtrières, est trempé dans une essence plus divine que celle de ses semblables ! Oui, cest encore beau de donner sa vie pour un être humain, et de conserver ainsi lespérance que tous les hommes ne sont pas méchants, puisquil y en a eu un, enfin, qui a su attirer, de force, vers soi, les répugnances défiantes de ma sympathie amère !
Il est minuit ; on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille à la Madeleine. Je me trompe ; en voilà un qui apparaît subitement, comme sil sortait de dessous terre. Les quelques passants attardés le regardent attentivement ; car, il paraît ne ressembler à aucun autre. Sont assis, à limpériale, des hommes qui ont lœil immobile, comme celui dun poisson mort. Ils sont pressés les uns contre les autres, et paraissent avoir perdu la vie ; au reste, le nombre réglementaire nest pas dépassé. Lorsque le cocher donne un coup de fouet à ses chevaux, on dirait que cest le fouet qui fait remuer son bras, et non son bras le fouet. Que doit être cet assemblage dêtres bizarres et muets ? Sont-ce des habitants de la

53

lune ? Il y a des moments où on serait tenté de le croire ; mais, ils ressemblent plutôt à des cadavres. Lomnibus, pressé darriver à la dernière station, dévore lespace, et fait craquer le pavé Il senfuit ! Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. « Arrêtez, je vous en supplie ; arrêtez mes jambes sont gonflées davoir marché pendant la journée je nai pas mangé depuis hier mes parents mont abandonné je ne sais plus que faire je suis résolu de retourner chez moi, et jy serais vite arrivé, si vous maccordiez une place je suis un petit enfant de huit ans, et jai confiance en vous » Il senfuit !
Il senfuit ! Mais, une masse informe ne le poursuit plus avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Voyez ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte ; il y a en lui plus de cœur que dans tous ses pareils de lomnibus. Il vient de ramasser lenfant ; soyez sûr quil le guérira, et ne labandonnera pas, comme ont fait ses parents. Il senfuit ! Il senfuit ! Mais, de lendroit où il se trouve, le regard perçant du chiffonnier le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière ! Race stupide et idiote ! Tu te repentiras de te conduire ainsi. Cest moi qui te le dis. Tu ten repentiras, va ! tu ten repentiras. Ma poésie ne consistera quà attaquer, par tous les moyens, lhomme, cette bête fauve, et le Créateur, qui naurait pas dû engendrer une pareille vermine. Les volumes sentasseront sur les volumes, jusquà la fin de ma vie, et, cependant,

54

lon ny verra que cette seule idée, toujours présente à ma conscience !
Faisant ma promenade quotidienne, chaque jour je passais dans une rue étroite ; chaque jour, une jeune fille svelte de dix ans me suivait, à distance, respectueusement, le long de cette rue, en me regardant avec des paupières sympathiques et curieuses. Elle était grande pour son âge et avait la taille élancée. Dabondants cheveux noirs, séparés en deux sur la tête, tombaient en tresses indépendantes sur des épaules marmoréennes. Un jour, elle me suivait comme de coutume ; les bras musculeux dune femme du peuple la saisit par les cheveux, comme le tourbillon saisit la feuille, appliqua deux gifles brutales sur une joue fière et muette, et ramena dans la maison cette conscience égarée. En vain, je faisais linsouciant ; elle ne manquait jamais de me poursuivre de sa présence devenue inopportune. Lorsque jenjambais une autre rue, pour continuer mon chemin, elle sarrêtait, faisant un violent effort sur elle-même, au terme de cette rue étroite, immobile comme la statue du Silence, et ne cessait de regarder devant elle, jusquà ce que je disparusse. Une fois, cette jeune fille me précéda dans la rue, et emboîta le pas devant moi. Si jallais vite pour la dépasser, elle courait presque pour maintenir la distance égale ; mais, si je ralentissais le pas, pour quil y eût un intervalle de chemin, assez grand entre elle et moi, alors, elle le ralentissait aussi, et y mettait la grâce de lenfance. Arrivée au terme de la rue, elle se retourna lentement, de manière à me barrer le

55

passage. Je neus pas le temps de mesquiver, et je me trouvai devant sa figure. Elle avait les yeux gonflés et rouges. Je voyais facilement quelle voulait me parler, et quelle ne savait comment sy prendre. Devenue subitement pâle comme un cadavre, elle me demanda : « Auriez-vous la bonté de me dire quelle heure est-il ? » Je lui dis que je ne portais pas de montre, et je méloignai rapidement. Depuis ce jour, enfant à limagination inquiète et précoce, tu nas plus revu, dans la rue étroite, le jeune homme mystérieux qui battait péniblement, de sa sandale lourde, le pavé des carrefours tortueux. Lapparition de cette comète enflammée ne reluira plus, comme un triste sujet de curiosité fanatique, sur la façade de ton observation déçue ; et, tu penseras souvent, trop souvent, peut-être toujours, à celui qui ne paraissait pas sinquiéter des maux, ni des biens de la vie présente, et sen allait au hasard, avec une figure horriblement morte, les cheveux hérissés, la démarche chancelante, et les bras nageant aveuglément dans les eaux ironiques de léther, comme pour y chercher la proie sanglante de lespoir, ballottée continuellement, à travers les immenses régions de lespace, par le chasse-neige implacable de la fatalité. Tu ne me verras plus, et je ne te verrai plus ! Qui sait ? Peut-être que cette fille nétait pas ce quelle se montrait. Sous une enveloppe naïve, elle cachait peut-être une immense ruse, le poids de dix-huit années, et le charme du vice. On a vu des vendeuses damour sexpatrier avec gaîté des îles Britanniques, et franchir

56

le détroit. Elles rayonnaient leurs ailes, en tournoyant, en essaims dorés, devant la lumière parisienne ; et, quand vous les aperceviez, vous disiez : « Mais elles sont encore enfants ; elles nont pas plus de dix ou douze ans. » En réalité elles en avaient vingt. Oh ! dans cette supposition, maudits soient-ils les détours de cette rue obscure ! Horrible ! horrible ! ce qui sy passe. Je crois que sa mère la frappa parce quelle ne faisait pas son métier avec assez dadresse. Il est possible que ce ne fût quun enfant, et alors la mère est plus coupable encore. Moi, je ne veux pas croire à cette supposition, qui nest quune hypothèse, et je préfère aimer, dans ce caractère romanesque, une âme qui se dévoile trop tôt Ah ! vois-tu, jeune fille, je tengage à ne plus reparaître devant mes yeux, si jamais je repasse dans la rue étroite. Il pourrait ten coûter cher ! Déjà le sang et la haine me montent vers la tête, à flots bouillants. Moi, être assez généreux pour aimer mes semblables ! Non, non ! Je lai résolu depuis le jour de ma naissance ! Ils ne maiment pas, eux ! On verra les mondes se détruire, et le granit glisser, comme un cormoran, sur la surface des flots, avant que je touche la main infâme dun être humain. Arrière arrière, cette main ! Jeune fille, tu nes pas un ange, et tu deviendras, en somme, comme les autres femmes. Non, non, je ten supplie ; ne reparais plus devant mes sourcils froncés et louches. Dans un moment dégarement, je pourrais te prendre les bras, les tordre comme un linge lavé dont on exprime leau, ou les casser avec fracas, comme deux

57

branches sèches, et te les faire ensuite manger, en employant la force. Je pourrais, en prenant ta tête entre mes mains, dun air caressant et doux, enfoncer mes doigts avides dans les lobes de ton cerveau innocent, pour en extraire, le sourire aux lèvres, une graisse efficace qui lave mes yeux, endoloris par linsomnie éternelle de la vie. Je pourrais, cousant tes paupières avec une aiguille, te priver du spectacle de lunivers, et te mettre dans limpossibilité de trouver ton chemin ; ce nest pas moi qui te servirai de guide. Je pourrais, soulevant ton corps vierge avec un bras de fer, te saisir par les jambes, te faire rouler autour de moi, comme une fronde, concentrer mes forces en décrivant la dernière circonférence, et te lancer contre la muraille. Chaque goutte de sang rejaillira sur une poitrine humaine, pour effrayer les hommes, et mettre devant eux lexemple de ma méchanceté ! Ils sarracheront sans trève des lambeaux et des lambeaux de chair ; mais, la goutte de sang reste ineffaçable, à la même place, et brillera comme un diamant. Sois tranquille, je donnerai à une demi-douzaine de domestiques lordre de garder les restes vénérés de ton corps, et de les préserver de la faim des chiens voraces. Sans doute, le corps est resté plaqué sur la muraille, comme une poire mûre, et nest pas tombé à terre ; mais, les chiens savent accomplir des bonds élevés, si lon ny prend garde.
Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est gentil ! Ses yeux hardis dardent

58

quelque objet invisible, au loin, dans lespace. Il ne doit pas avoir plus de huit ans, et, cependant, il ne samuse pas, comme il serait convenable. Tout au moins il devrait rire et se promener avec quelque camarade, au lieu de rester seul ; mais, ce nest pas son caractère.
Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est gentil ! Un homme, mû par un dessein caché, vient sasseoir à côté de lui, sur le même banc, avec des allures équivoques. Qui est-ce ? Je nai pas besoin de vous le dire ; car, vous le reconnaîtrez à sa conversation tortueuse. Écoutons-les, ne les dérangeons pas :
À quoi pensais-tu, enfant ?
Je pensais au ciel.
Il nest pas nécessaire que tu penses au ciel ; cest déjà assez de penser à la terre. Es-tu fatigué de vivre, toi qui viens à peine de naître ?
Non, mais chacun préfère le ciel à la terre.
Eh bien, pas moi. Car, puisque le ciel a été fait par Dieu, ainsi que la terre, sois sûr que tu y rencontreras les mêmes maux quici-bas. Après ta mort, tu ne seras pas récompensé daprès tes mérites ; car, si lon te commet des injustices sur cette terre (comme tu léprouveras, par expérience, plus tard), il ny a pas de raison pour que, dans lautre vie, on ne ten commette non plus. Ce que tu as de mieux à faire, cest de ne pas penser à Dieu, et de te faire justice toi-même, puisquon te la refuse. Si un de tes camarades toffensait, est-ce que tu ne serais pas heureux de le tuer ?

59

Mais, cest défendu.
Ce nest pas si défendu que tu crois. Il sagit seulement de ne pas se laisser attraper. La justice quapportent les lois ne vaut rien ; cest la jurisprudence de loffensé qui compte. Si tu détestais un de tes camarades, est-ce que tu ne serais pas malheureux de songer quà chaque instant tu aies sa pensée devant tes yeux ?
Cest vrai.
Voilà donc un de tes camarades qui te rendrait malheureux toute ta vie ; car, voyant que ta haine nest que passive, il ne continuera pas moins de se narguer de toi, et de te causer du mal impunément. Il ny a donc quun moyen de faire cesser la situation ; cest de se débarrasser de son ennemi. Voilà où je voulais en venir, pour te faire comprendre sur quelles bases est fondée la société actuelle. Chacun doit se faire justice lui-même, sinon il nest quun imbécile. Celui qui remporte la victoire sur ses semblables, celui-là est le plus rusé et le plus fort. Est-ce que tu ne voudrais pas un jour dominer tes semblables ?
Oui, oui.
Sois donc le plus fort et le plus rusé. Tu es encore trop jeune pour être le plus fort ; mais, dès aujourdhui, tu peux employer la ruse, le plus bel instrument des hommes de génie. Lorsque le berger David atteignait au front le géant Goliath dune pierre lancée par la fronde, est-ce quil nest pas admirable de remarquer que cest seulement par la ruse que David a vaincu son adversaire, et que si, au contraire, ils sétaient pris à bras-le-corps, le géant laurait écrasé comme

60

une mouche ? Il en est de même pour toi. À guerre ouverte, tu ne pourras jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu es désireux détendre ta volonté ; mais, avec la ruse, tu pourras lutter seul contre tous. Tu désires les richesses, les beaux palais et la gloire ? ou mas-tu trompé quand tu mas affirmé ces nobles prétentions ?
Non, non, je ne vous trompais pas. Mais, je voudrais acquérir ce que je désire par dautres moyens.
Alors, tu nacquerras rien du tout. Les moyens vertueux et bonasses ne mènent à rien. Il faut mettre à lœuvre des leviers plus énergiques et des trames plus savantes. Avant que tu deviennes célèbre par ta vertu et que tu atteignes le but, cent autres auront le temps de faire des cabrioles par dessus ton dos, et darriver au bout de la carrière avant toi, de telle manière quil ne sy trouvera plus de place pour tes idées étroites. Il faut savoir embrasser, avec plus de grandeur, lhorizon du temps présent. Nas-tu jamais entendu parler, par exemple, de la gloire immense quapportent les victoires ? Et, cependant, les victoires ne se font pas seules. Il faut verser du sang, beaucoup de sang, pour les engendrer et les déposer aux pieds des conquérants. Sans les cadavres et les membres épars que tu aperçois dans la plaine, où sest opéré sagement le carnage, il ny aurait pas de guerre, et, sans guerre, il ny aurait pas de victoire. Tu vois que, lorsquon veut devenir célèbre, il faut se plonger avec grâce dans des fleuves de sang, alimentés par de la chair à canon. Le but excuse le moyen. La première chose, pour devenir célèbre,

61

est davoir de largent. Or, comme tu nen as pas, il faudra assassiner pour en acquérir ; mais, comme tu nes pas assez fort pour manier le poignard, fais-toi voleur, en attendant que tes membres aient grossi. Et, pour quils grossissent plus vite, je te conseille de faire de la gymnastique deux fois par jour, une heure le matin, une heure le soir. De cette manière, tu pourras essayer le crime, avec un certain succès, dès lâge de quinze ans, au lieu dattendre jusquà vingt. Lamour de la gloire excuse tout, et peut-être, plus tard, maître de tes semblables, leur feras-tu presque autant de bien que tu leur as fait du mal au commencement !
Maldoror saperçoit que le sang bouillonne dans la tête de son jeune interlocuteur ; ses narines sont gonflées, et ses lèvres rejettent une légère écume blanche. Il lui tâte le pouls ; les pulsations sont précipitées. La fièvre a gagné ce corps délicat. Il craint les suites de ses paroles ; il sesquive, le malheureux, contrarié de navoir pas pu entretenir cet enfant pendant plus longtemps. Lorsque, dans lâge mûr, il est si difficile de maîtriser les passions, balancé entre le bien et le mal, quest-ce dans un esprit, encore plein dinexpérience ? et quelle somme dénergie relative ne lui faut-il pas en plus ? Lenfant en sera quitte pour garder le lit trois jours. Plût au ciel que le contact maternel amène la paix dans cette fleur sensible, fragile enveloppe dune belle âme !
Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort lhermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses

62

pleurs. La lune a dégagé son disque de la masse des nuages, et caresse avec ses pâles rayons cette douce figure dadolescent. Ses traits expriment lénergie la plus virile, en même temps que la grâce dune vierge céleste. Rien ne paraît naturel en lui, pas même les muscles de son corps, qui se fraient un passage à travers les contours harmonieux de formes féminines. Il a le bras recourbé sur le front, lautre main appuyée contre la poitrine, comme pour comprimer les battements dun cœur fermé à toutes les confidences, et chargé du pesant fardeau dun secret éternel. Fatigué de la vie, et honteux de marcher parmi des êtres qui ne lui ressemblent pas, le désespoir a gagné son âme, et il sen va seul, comme le mendiant de la vallée. Comment se procure-t-il les moyens dexistence ? Des âmes compatissantes veillent de près sur lui, sans quil se doute de cette surveillance, et ne labandonnent pas : il est si bon ! il est si résigné ! Volontiers il parle quelquefois avec ceux qui ont le caractère sensible, sans leur toucher la main, et se tient à distance, dans la crainte dun danger imaginaire. Si on lui demande pourquoi il a pris la solitude pour compagne, ses yeux se lèvent vers le ciel, et retiennent avec peine une larme de reproche contre la Providence ; mais, il ne répond pas à cette question imprudente, qui répand, dans la neige de ses paupières, la rougeur de la rose matinale. Si lentretien se prolonge, il devient inquiet, tourne les yeux vers les quatre points de lhorizon, comme pour chercher à fuir la présence dun ennemi invisible qui sapproche, fait de la

63

main un adieu brusque, séloigne sur les ailes de sa pudeur en éveil, et disparaît dans la forêt. On le prend généralement pour un fou. Un jour, quatre hommes masqués, qui avaient reçu des ordres, se jetèrent sur lui et le garrottèrent solidement, de manière quil ne pût remuer que les jambes. Le fouet abattit ses rudes lanières sur son dos, et ils lui dirent quil se dirigeât sans délai vers la route qui mène à Bicêtre. Il se mit à sourire en recevant les coups, et leur parla avec tant de sentiment, dintelligence sur beaucoup de sciences humaines quil avait étudiées et qui montraient une grande instruction dans celui qui navait pas encore franchi le seuil de la jeunesse, et sur les destinées de lhumanité où il dévoila entière la noblesse poétique de son âme, que ses gardiens, épouvantés jusquau sang de laction quils avaient commise, délièrent ses membres brisés, se traînèrent à ses genoux, en demandant un pardon qui fut accordé, et séloignèrent, avec les marques dune vénération qui ne saccorde pas ordinairement aux hommes. Depuis cet événement, dont on parla beaucoup, son secret fut deviné par chacun, mais on paraît lignorer, pour ne pas augmenter ses souffrances ; et le gouvernement lui accorde une pension honorable, pour lui faire oublier quun instant on voulut lintroduire par force, sans vérification préalable, dans un hospice daliénés. Lui, il emploie la moitié de son argent ; le reste, il le donne aux pauvres. Quand il voit un homme et une femme qui se promènent dans quelque allée de platanes, il sent son corps se fendre en deux de bas en

64

haut, et chaque partie nouvelle aller étreindre un des promeneurs ; mais, ce nest quune hallucination, et la raison ne tarde pas à reprendre son empire. Cest pourquoi, il ne mêle sa présence, ni parmi les hommes, ni parmi les femmes ; car, sa pudeur excessive, qui a pris jour dans cette idée quil nest quun monstre, lempêche daccorder sa sympathie brûlante à qui que ce soit. Il croirait se profaner, et il croirait profaner les autres. Son orgueil lui répète cet axiome : « Que chacun reste dans sa nature. » Son orgueil, ai-je dit, parce quil craint quen joignant sa vie à un homme ou à une femme, on ne lui reproche tôt ou tard, comme une faute énorme, la conformation de son organisation. Alors, il se retranche dans son amour-propre, offensé par cette supposition impie qui ne vient que de lui, et il persévère à rester seul, au milieu des tourments, et sans consolation. Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort lhermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs. Les oiseaux, éveillés, contemplent avec ravissement cette figure mélancolique, à travers les branches des arbres, et le rossignol ne veut pas faire entendre ses cavatines de cristal. Le bois est devenu auguste comme une tombe, par la présence nocturne de lhermaphrodite infortuné. Ô voyageur égaré, par ton esprit daventure qui ta fait quitter ton père et ta mère, dès lâge le plus tendre ; par les souffrances que la soif ta causées, dans le désert ; par ta patrie que tu cherches peut-être, après avoir longtemps erré, proscrit, dans des contrées étrangères ; par ton coursier,

65

ton fidèle ami, qui a supporté, avec toi, lexil et lintempérie des climats que te faisait parcourir ton humeur vagabonde ; par la dignité que donnent à lhomme les voyages sur les terres lointaines et les mers inexplorées, au milieu des glaçons polaires, ou sous linfluence dun soleil torride, ne touche pas avec ta main, comme avec un frémissement de la brise, ces boucles de cheveux, répandues sur le sol, et qui se mêlent à lherbe verte. Écarte-toi de plusieurs pas, et tu agiras mieux ainsi. Cette chevelure est sacrée ; cest lhermaphrodite lui-même qui la voulu. Il ne veut pas que des lèvres humaines embrassent religieusement ses cheveux, parfumés par le souffle de la montagne, pas plus que son front, qui resplendit, en cet instant, comme les étoiles du firmament. Mais, il vaut mieux croire que cest une étoile elle-même qui est descendue de son orbite, en traversant lespace, sur ce front majestueux, quelle entoure avec sa clarté de diamant, comme dune auréole. La nuit, écartant du doigt sa tristesse, se revêt de tous ses charmes pour fêter le sommeil de cette incarnation de la pudeur, de cette image parfaite de linnocence des anges : le bruissement des insectes est moins perceptible. Les branches penchent sur lui leur élévation touffue, afin de le préserver de la rosée, et la brise, faisant résonner les cordes de sa harpe mélodieuse, envoie ses accords joyeux, à travers le silence universel, vers ces paupières baissées, qui croient assister, immobiles, au concert cadencé des mondes suspendus. Il rêve quil est heureux ; que sa nature corporelle a

66

changé ; ou que, du moins, il sest envolé sur un nuage pourpre, vers une autre sphère, habitée par des êtres de même nature que lui. Hélas ! que son illusion se prolonge jusquau réveil de laurore ! Il rêve que les fleurs dansent autour de lui en rond, comme dimmenses guirlandes folles, et limprégnent de leurs parfums suaves, pendant quil chante un hymne damour, entre les bras dun être humain dune beauté magique. Mais, ce nest quune vapeur crépusculaire que ses bras entrelacent ; et, quand il se réveillera, ses bras ne lentrelaceront plus. Ne te réveille pas, hermaphrodite ; ne te réveille pas encore, je ten supplie. Pourquoi ne veux-tu pas me croire ? Dors dors toujours. Que ta poitrine se soulève, en poursuivant lespoir chimérique du bonheur, je te le permets ; mais, nouvre pas tes yeux. Ah ! nouvre pas tes yeux ! Je veux te quitter ainsi, pour ne pas être témoin de ton réveil. Peut-être un jour, à laide dun livre volumineux, dans des pages émues, raconterai-je ton histoire, épouvanté de ce quelle contient, et des enseignements qui sen dégagent. Jusquici, je ne lai pas pu ; car, chaque fois que je lai voulu, dabondantes larmes tombaient sur le papier, et mes doigts tremblaient, sans que ce fût de vieillesse. Mais, je veux avoir à la fin ce courage. Je suis indigné de navoir pas plus de nerfs quune femme, et de mévanouir, comme une petite fille, chaque fois que je réfléchis à ta grande misère. Dors dors toujours ; mais, nouvre pas tes yeux. Ah ! nouvre pas tes yeux ! Adieu, hermaphrodite ! Chaque jour, je ne manquerai pas

67

de prier le ciel pour toi (si cétait pour moi, je ne le prierai point). Que la paix soit dans ton sein !
Quand une femme, à la voix de soprano, émet ses notes vibrantes et mélodieuses, à laudition de cette harmonie humaine, mes yeux se remplissent dune flamme latente et lancent des étincelles douloureuses, tandis que dans mes oreilles semble retentir le tocsin de la canonnade. Doù peut venir cette répugnance profonde pour tout ce qui tient à lhomme ? Si les accords senvolent des fibres dun instrument, jécoute avec volupté ces notes perlées qui séchappent en cadence à travers les ondes élastiques de latmosphère. La perception ne transmet à mon ouïe quune impression dune douceur à fondre les nerfs et la pensée ; un assoupissement ineffable enveloppe de ses pavots magiques, comme dun voile qui tamise la lumière du jour, la puissance active de mes sens et les forces vivaces de mon imagination. On raconte que je naquis entre les bras de la surdité ! Aux premières époques de mon enfance, je nentendais pas ce quon me disait. Quand, avec les plus grandes difficultés, on parvint à mapprendre à parler, cétait seulement, après avoir lu sur une feuille ce que quelquun écrivait, que je pouvais communiquer, à mon tour, le fil de mes raisonnements. Un jour, jour néfaste, je grandissais en beauté et en innocence ; et chacun admirait lintelligence et la bonté du divin adolescent. Beaucoup de consciences rougissaient quand elles contemplaient ces traits limpides où son âme avait placé son trône. On ne

68

sapprochait de lui quavec vénération, parce quon remarquait dans ses yeux le regard dun ange. Mais non, je savais de reste que les roses heureuses de ladolescence ne devaient pas fleurir perpétuellement, tressées en guirlandes capricieuses, sur son front modeste et noble, quembrassaient avec frénésie toutes les mères. Il commençait à me sembler que lunivers, avec sa voûte étoilée de globes impassibles et agaçants, nétait peut-être pas ce que javais rêvé de plus grandiose. Un jour, donc, fatigué de talonner du pied le sentier abrupte du voyage terrestre, et de men aller, en chancelant comme un homme ivre, à travers les catacombes obscures de la vie, je soulevai avec lenteur mes yeux spleenétiques, cernés dun grand cercle bleuâtre, vers la concavité du firmament, et josai pénétrer, moi, si jeune, les mystères du ciel ! Ne trouvant pas ce que je cherchais, je soulevai la paupière effarée plus haut, plus haut encore, jusquà ce que japerçusse un trône, formé dexcréments humains et dor, sur lequel trônait, avec un orgueil idiot, le corps recouvert dun linceul fait avec des draps non lavés dhôpital, celui qui sintitule lui-même le Créateur ! Il tenait à la main le tronc pourri dun homme mort, et le portait, alternativement, des yeux au nez et du nez à la bouche ; une fois à la bouche, on devine ce quil en faisait. Ses pieds plongeaient dans une vaste mare de sang en ébullition, à la surface duquel sélevaient tout à coup, comme des ténias à travers le contenu dun pot de chambre, deux ou trois têtes prudentes, et qui sabaissaient aussitôt, avec la

69

rapidité de la flèche : un coup de pied, bien appliqué sur los du nez, était la récompense connue de la révolte au règlement, occasionnée par le besoin de respirer un autre milieu ; car, enfin, ces hommes nétaient pas des poissons ! Amphibies tout au plus, ils nageaient entre deux eaux dans ce liquide immonde ! jusquà ce que, nayant plus rien dans la main, le Créateur, avec les deux premières griffes du pied, saisît un autre plongeur par le cou, comme dans une tenaille, et le soulevât en lair, en dehors de la vase rougeâtre, sauce exquise ! Pour celui-là, il faisait comme pour lautre. Il lui dévorait dabord la tête, les jambes et les bras, et en dernier lieu le tronc, jusquà ce quil ne restât plus rien ; car, il croquait les os. Ainsi de suite, durant les autres heures de son éternité. Quelquefois il sécriait : « Je vous ai créés ; donc jai le droit de faire de vous ce que je veux. Vous ne mavez rien fait, je ne dis pas le contraire. Je vous fais souffrir, et cest pour mon plaisir. » Et il reprenait son repas cruel, en remuant sa mâchoire inférieure, laquelle remuait sa barbe pleine de cervelle. Ô lecteur, ce dernier détail ne te fait-il pas venir leau à la bouche ? Nen mange pas qui veut dune pareille cervelle, si bonne, toute fraîche, et qui vient dêtre pêchée il ny a quun quart dheure dans le lac aux poissons. Les membres paralysés, et la gorge muette, je contemplai quelque temps ce spectacle. Trois fois, je faillis tomber à la renverse, comme un homme qui subit une émotion trop forte ; trois fois, je parvins à me remettre sur les pieds.

70

Pas une fibre de mon corps ne restait immobile ; et je tremblais, comme tremble la lave intérieure dun volcan. À la fin, ma poitrine oppressée, ne pouvant chasser avec assez de vitesse lair qui donne la vie, les lèvres de ma bouche sentrouvrirent, et je poussai un cri un cri si déchirant que je lentendis ! Les entraves de mon oreille se délièrent dune manière brusque, le tympan craqua sous le choc de cette masse dair sonore repoussée loin de moi avec énergie, et il se passa un phénomène nouveau dans lorgane condamné par la nature. Je venais dentendre un son ! Un cinquième sens se révélait en moi ! Mais, quel plaisir eussé-je pu trouver dune pareille découverte ? Désormais, le son humain narriva à mon oreille quavec le sentiment de la douleur quengendre la pitié pour une grande injustice. Quand quelquun me parlait, je me rappelais ce que javais vu, un jour, au-dessus des sphères visibles, et la traduction de mes sentiments étouffés en un hurlement impétueux, dont le timbre était identique à celui de mes semblables ! Je ne pouvais pas lui répondre ; car, les supplices exercés sur la faiblesse de lhomme, dans cette mer hideuse de pourpre, passaient devant mon front en rugissant comme des éléphants écorchés, et rasaient de leurs ailes de feu mes cheveux calcinés. Plus tard, quand je connus davantage lhumanité, à ce sentiment de pitié se joignit une fureur intense contre cette tigresse marâtre, dont les enfants endurcis ne savent que maudire et faire le mal. Audace du mensonge ! ils disent que le mal nest chez eux quà létat

71

dexception ! Maintenant, cest fini depuis longtemps ; depuis longtemps, je nadresse la parole à personne. Ô vous, qui que vous soyez, quand vous serez à côté de moi, que les cordes de votre glotte ne laissent échapper aucune intonation ; que votre larynx immobile naille pas sefforcer de surpasser le rossignol ; et vous-même nessayez nullement de me faire connaître votre âme à laide du langage. Gardez un silence religieux, que rien ninterrompe ; croisez humblement vos mains sur la poitrine, et dirigez vos paupières sur le bas. Je vous lai dit, depuis la vision qui me fit connaître la vérité suprême, assez de cauchemars ont sucé avidement ma gorge, pendant les nuits et les jours, pour avoir encore le courage de renouveler, même par la pensée, les souffrances que jéprouvai dans cette heure infernale, qui me poursuit sans relâche de son souvenir. Oh ! quand vous entendez lavalanche de neige tomber du haut de la froide montagne ; la lionne se plaindre, au désert aride, de la disparition de ses petits ; la tempête accomplir sa destinée ; le condamné mugir, dans la prison, la veille de la guillotine ; et le poulpe féroce raconter, aux vagues de la mer, ses victoires sur les nageurs et les naufragés, dites-le, ces voix majestueuses ne sont-elles pas plus belles que le ricanement de lhomme !
Il existe un insecte que les hommes nourrissent à leurs frais. Ils ne lui doivent rien ; mais, ils le craignent. Celui-ci, qui naime pas le vin, mais qui préfère le sang, si on ne satisfaisait pas à ses besoins légitimes, serait capable, par un pouvoir occulte, de

72

devenir aussi gros quun éléphant, décraser les hommes comme des épis. Aussi faut-il voir comme on le respecte, comme on lentoure dune vénération canine, comme on le place en haute estime au-dessus des animaux de la création. On lui donne la tête pour trône, et lui, accroche ses griffes à la racine des cheveux, avec dignité. Plus tard, lorsquil est gras et quil entre dans un âge avancé, en imitant la coutume dun peuple ancien, on le tue, afin de ne pas lui faire sentir les atteintes de la vieillesse. On lui fait des funérailles grandioses, comme à un héros, et la bière, qui le conduit directement vers le couvercle de la tombe, est portée, sur les épaules, par les principaux citoyens. Sur la terre humide que le fossoyeur remue avec sa pelle sagace, on combine des phrases multicolores sur limmortalité de lâme, sur le néant de la vie, sur la volonté inexplicable de la Providence, et le marbre se referme, à jamais, sur cette existence, laborieusement remplie, qui nest plus quun cadavre. La foule se disperse, et la nuit ne tarde pas à couvrir de ses ombres les murailles du cimetière.
Mais, consolez-vous, humains, de sa perte douloureuse. Voici sa famille innombrable, qui savance, et dont il vous a libéralement gratifié, afin que votre désespoir fût moins amer, et comme adouci par la présence agréable de ces avortons hargneux, qui deviendront plus tard de magnifiques poux, ornés dune beauté remarquable, monstres à allure de sage. Il a couvé plusieurs douzaines dœufs chéris, avec son aile maternelle, sur vos cheveux,

73

desséchés par la succion acharnée de ces étrangers redoutables. La période est promptement venue, où les œufs ont éclaté. Ne craignez rien, ils ne tarderont pas à grandir, ces adolescents philosophes, à travers cette vie éphémère. Ils grandiront tellement, quils vous le feront sentir, avec leurs griffes et leurs suçoirs.
Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ils ne dévorent pas les os de votre tête, et quils se contentent dextraire, avec leur pompe, la quintessence de votre sang. Attendez un instant, je vais vous le dire : cest parce quils nen ont pas la force. Soyez certains que, si leur mâchoire était conforme à la mesure de leurs vœux infinis, la cervelle, la rétine des yeux, la colonne vertébrale, tout votre corps y passerait. Comme une goutte deau. Sur la tête dun jeune mendiant des rues, observez, avec un microscope, un pou qui travaille ; vous men donnerez des nouvelles. Malheureusement ils sont petits, ces brigands de la longue chevelure. Ils ne seraient pas bons pour être conscrits ; car, ils nont pas la taille nécessaire exigée par la loi. Ils appartiennent au monde lilliputien de ceux de la courte cuisse, et les aveugles nhésitent pas à les ranger parmi les infiniment petits. Malheur au cachalot qui se battrait contre un pou. Il serait dévoré en un clin dœil, malgré sa taille. Il ne resterait pas la queue pour aller annoncer la nouvelle. Léléphant se laisse caresser. Le pou, non. Je ne vous conseille pas de tenter cet essai périlleux. Gare à vous, si votre main est poilue, ou que seulement elle soit

74

composée dos et de chair. Cen est fait de vos doigts. Ils craqueront comme sils étaient à la torture. La peau disparaît par un étrange enchantement. Les poux sont incapables de commettre autant de mal que leur imagination en médite. Si vous trouvez un pou dans votre route, passez votre chemin, et ne lui léchez pas les papilles de la langue. Il vous arriverait quelque accident. Cela sest vu. Nimporte, je suis déjà content de la quantité de mal quil te fait, ô race humaine ; seulement, je voudrais quil ten fît davantage.
Jusquà quand garderas-tu le culte vermoulu de ce dieu, insensible à tes prières et aux offrandes généreuses que tu lui offres en holocauste expiatoire ? Vois, il nest pas reconnaissant, ce manitou horrible, des larges coupes de sang et de cervelle que tu répands sur ses autels, pieusement décorés de guirlandes de fleurs. Il nest pas reconnaissant car, les tremblements de terre et les tempêtes continuent de sévir depuis le commencement des choses. Et, cependant, spectacle digne dobservation, plus il se montre indifférent, plus tu ladmires. On voit que tu te méfies de ses attributs, quil cache ; et ton raisonnement sappuie sur cette considération, quune divinité dune puissance extrême peut seule montrer tant de mépris envers les fidèles qui obéissent à sa religion. Cest pour cela que, dans chaque pays, existent des dieux divers, ici, le crocodile, là, la vendeuse damour ; mais, quand il sagit du pou, à ce nom sacré, baisant universellement les chaînes de leur esclavage, tous les peuples sagenouillent ensemble sur le

75

parvis auguste, devant le piédestal de lidole informe et sanguinaire. Le peuple qui nobéirait pas à ses propres instincts de rampement, et ferait mine de révolte, disparaîtrait tôt ou tard de la terre, comme la feuille dautomne, anéanti par la vengeance du dieu inexorable.
Ô pou, à la prunelle recroquevillée, tant que les fleuves répandront la pente de leurs eaux dans les abîmes de la mer ; tant que les astres graviteront sur le sentier de leur orbite ; tant que le vide muet naura pas dhorizon ; tant que lhumanité déchirera ses propres flancs par des guerres funestes ; tant que la justice divine précipitera ses foudres vengeresses sur ce globe égoïste ; tant que lhomme méconnaîtra son créateur, et se narguera de lui, non sans raison, en y mêlant du mépris, ton règne sera assuré sur lunivers, et ta dynastie étendra ses anneaux de siècle en siècle. Je te salue, soleil levant, libérateur céleste, toi, lennemi invisible de lhomme. Continue de dire à la saleté de sunir avec lui dans des embrassements impurs, et de lui jurer, par des serments, non écrits dans la poudre, quelle restera son amante fidèle jusquà léternité. Baise de temps en temps la robe de cette grande impudique, en mémoire des services importants quelle ne manque pas de te rendre. Si elle ne séduisait pas lhomme, avec ses mamelles lascives, il est probable que tu ne pourrais pas exister, toi, le produit de cet accouplement raisonnable et conséquent. Ô fils de la saleté ! dis à ta mère que, si elle délaisse la couche de lhomme, marchant à travers des

76

routes solitaires, seule et sans appui, elle verra son existence compromise. Que ses entrailles, qui tont porté neuf mois dans leurs parois parfumées, sémeuvent un instant à la pensée des dangers que courrait, par suite, leur tendre fruit, si gentil et si tranquille, mais déjà froid et féroce. Saleté, reine des empires, conserve aux yeux de ma haine le spectacle de laccroissement insensible des muscles de ta progéniture affamée. Pour atteindre ce but, tu sais que tu nas quà te coller plus étroitement contre les flancs de lhomme. Tu peux le faire, sans inconvénient pour la pudeur, puisque, tous les deux, vous êtes mariés depuis longtemps.
Jusquà quand garderas-tu le culte vermoulu de ce dieu, insensible à tes prières et aux offrandes généreuses que tu lui offres en holocauste expiatoire ? Vois, il nest pas reconnaissant, ce manitou horrible, des larges coupes de sang et de cervelle que tu répands sur ses autels, pieusement décorés de guirlandes de fleurs. Il nest pas reconnaissant car, les tremblements de terre et les tempêtes continuent de sévir depuis le commencement des choses. Et, cependant, spectacle digne dobservation, plus il se montre indifférent, plus tu ladmires. On voit que tu te méfies de ses attributs, quil cache ; et ton raisonnement sappuie sur cette considération, quune divinité dune puissance extrême peut seule montrer tant de mépris envers les fidèles qui obéissent à sa religion. Cest pour cela que, dans chaque pays, existent des dieux divers, ici, le crocodile, là, la vendeuse damour ;

77

mais, quand il sagit du pou, à ce nom sacré, baisant universellement les chaînes de leur esclavage, tous les peuples sagenouillent ensemble sur le parvis auguste, devant le piédestal de lidole informe et sanguinaire. Le peuple qui nobéirait pas à ses propres instincts de rampement, et ferait mine de révolte, disparaîtrait tôt ou tard de la terre, comme la feuille dautomne, anéanti par la vengeance du dieu inexorable.
Ô pou, à la prunelle recroquevillée, tant que les fleuves répandront la pente de leurs eaux dans les abîmes de la mer ; tant que les astres graviteront sur le sentier de leur orbite ; tant que le vide muet naura pas dhorizon ; tant que lhumanité déchirera ses propres flancs par des guerres funestes ; tant que la justice divine précipitera ses foudres vengeresses sur ce globe égoïste ; tant que lhomme méconnaîtra son créateur, et se narguera de lui, non sans raison, en y mêlant du mépris, ton règne sera assuré sur lunivers, et ta dynastie étendra ses anneaux de siècle en siècle. Je te salue, soleil levant, libérateur céleste, toi, lennemi invisible de lhomme. Continue de dire à la saleté de sunir avec lui dans des embrassements impurs, et de lui jurer, par des serments, non écrits dans la poudre, quelle restera son amante fidèle jusquà léternité. Baise de temps en temps la robe de cette grande impudique, en mémoire des services importants quelle ne manque pas de te rendre. Si elle ne séduisait pas lhomme, avec ses mamelles lascives, il est probable que tu ne pourrais pas exister, toi, le produit de cet

78

accouplement raisonnable et conséquent. Ô fils de la saleté ! dis à ta mère que, si elle délaisse la couche de lhomme, marchant à travers des routes solitaires, seule et sans appui, elle verra son existence compromise. Que ses entrailles, qui tont porté neuf mois dans leurs parois parfumées, sémeuvent un instant à la pensée des dangers que courrait, par suite, leur tendre fruit, si gentil et si tranquille, mais déjà froid et féroce. Saleté, reine des empires, conserve aux yeux de ma haine le spectacle de laccroissement insensible des muscles de ta progéniture affamée. Pour atteindre ce but, tu sais que tu nas quà te coller plus étroitement contre les flancs de lhomme. Tu peux le faire, sans inconvénient pour la pudeur, puisque, tous les deux, vous êtes mariés depuis longtemps.
Pour moi, sil mest permis dajouter quelques mots à cet hymne de glorification, je dirai que jai fait construire une fosse, de quarante lieues carrées, et dune profondeur relative. Cest là que gît, dans sa virginité immonde, une mine vivante de poux. Elle remplit les bas-fonds de la fosse, et serpente ensuite, en larges veines denses, dans toutes les directions. Voici comment jai construit cette mine artificielle. Jarrachai un pou femelle aux cheveux de lhumanité. On ma vu se coucher avec lui pendant trois nuits consécutives, et je le jetai dans la fosse. La fécondation humaine, qui aurait été nulle dans dautres cas pareils, fut acceptée, cette fois, par la fatalité ; et, au bout de quelques jours, des milliers de monstres, grouillant dans un nœud

79

compacte de matière, naquirent à la lumière. Ce nœud hideux devint, par le temps, de plus en plus immense, tout en acquérant la propriété liquide du mercure, et se ramifia en plusieurs branches, qui se nourrissent, actuellement, en se dévorant elles-mêmes (la naissance est plus grande que la mortalité), toutes les fois que je ne leur jette pas en pâture un bâtard qui vient de naître, et dont la mère désirait la mort, ou un bras que je vais couper à quelque jeune fille, pendant la nuit, grâce au chloroforme. Tous les quinze ans, les générations de poux, qui se nourrissent de lhomme, diminuent dune manière notable, et prédisent elles-mêmes, infailliblement, lépoque prochaine de leur complète destruction. Car, lhomme, plus intelligent que son ennemi, parvient à le vaincre. Alors, avec une pelle infernale qui accroît mes forces, jextrais de cette mine inépuisable des blocs de poux, grands comme des montagnes, je les brise à coups de hache, et je les transporte, pendant les nuits profondes, dans les artères des cités. Là, au contact de la température humaine, ils se dissolvent comme aux premiers jours de leur formation dans les galeries tortueuses de la mine souterraine, se creusent un lit dans le gravier, et se répandent en ruisseaux dans les habitations, comme des esprits nuisibles. Le gardien de la maison aboie sourdement, car il lui semble quune légion dêtres inconnus perce les pores des murs, et apporte la terreur au chevet du sommeil. Peut-être nêtes-vous pas, sans avoir entendu, au moins, une fois dans votre vie, ces

80

sortes daboiements douloureux et prolongés. Avec ses yeux impuissants, il tâche de percer lobscurité de la nuit ; car, son cerveau de chien ne comprend pas cela. Ce bourdonnement lirrite, et il sent quil est trahi. Des millions dennemis sabattent ainsi, sur chaque cité, comme des nuages de sauterelles. En voilà pour quinze ans. Ils combattront lhomme, en lui faisant des blessures cuisantes. Après ce laps de temps, jen enverrai dautres. Quand je concasse les blocs de matière animée, il peut arriver quun fragment soit plus dense quun autre. Ses atomes sefforcent avec rage de séparer leur agglomération pour aller tourmenter lhumanité ; mais, la cohésion résiste dans sa dureté. Par une suprême convulsion, ils engendrent un tel effort, que la pierre, ne pouvant pas disperser ses principes vivants, sélance delle-même jusquau haut des airs, comme par un effet de la poudre, et retombe, en senfonçant solidement sous le sol. Parfois, le paysan rêveur aperçoit un aérolithe fendre verticalement lespace, en se dirigeant, du côté du bas, vers un champ de maïs. Il ne sait doù vient la pierre. Vous avez maintenant, claire et succincte, lexplication du phénomène.
Si la terre était couverte de poux, comme de grains de sable le rivage de la mer, la race humaine serait anéantie, en proie à des douleurs terribles. Quel spectacle ! Moi, avec des ailes dange, immobile dans les airs, pour le contempler.
Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel,

81

filtrèrent dans mon cœur, comme une onde rafraîchissante. Jaspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le parvis sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiés. Il y avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoi épais comme de la fumée ; mais, je sus franchir religieusement les degrés qui mènent à votre autel, et vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, à la place, une froideur excessive, une prudence consommée et une logique implacable. À laide de votre lait fortifiant, mon intelligence sest rapidement développée, et a pris des proportions immenses, au milieu de cette clarté ravissante dont vous faites présent, avec prodigalité, à ceux qui vous aiment dun sincère amour. Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! Il mériterait lépreuve des plus grands supplices ; car, il y a du mépris aveugle dans son insouciance ignorante ; mais, celui qui vous connaît et vous apprécie ne veut plus rien des biens de la terre ; se contente de vos jouissances magiques ; et, porté sur vos ailes sombres, ne désire plus que de sélever, dun vol léger, en construisant une hélice ascendante, vers la voûte sphérique des cieux. La terre ne lui montre que des illusions et des fantasmagories morales ; mais vous, ô mathématiques concises, par lenchaînement rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de

82

vos lois de fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de cette vérité suprême dont on remarque lempreinte dans lordre de lunivers. Mais, lordre qui vous entoure, représenté surtout par la régularité parfaite du carré, lami de Pythagore, est encore plus grand ; car, le Tout-Puissant sest révélé complétement, lui et ses attributs, dans ce travail mémorable qui consista à faire sortir, des entrailles du chaos, vos trésors de théorèmes et vos magnifiques splendeurs. Aux époques antiques et dans les temps modernes, plus dune grande imagination humaine vit son génie, épouvanté, à la contemplation de vos figures symboliques tracées sur le papier brûlant, comme autant de signes mystérieux, vivants dune haleine latente, que ne comprend pas le vulgaire profane et qui nétaient que la révélation éclatante daxiomes et dhyéroglyphes éternels, qui ont existé avant lunivers et qui se maintiendront après lui. Elle se demande, penchée vers le précipice dun point dinterrogation fatal, comment se fait-il que les mathématiques contiennent tant dimposante grandeur et tant de vérité incontestable, tandis que, si elle les compare à lhomme, elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors, cet esprit supérieur, attristé, auquel la familiarité noble de vos conseils fait sentir davantage la petitesse de lhumanité et son incomparable folie, plonge sa tête, blanchie, sur une main décharnée et reste absorbé dans des méditations surnaturelles. Il incline ses genoux

83

devant vous, et sa vénération rend hommage à votre visage divin, comme à la propre image du Tout-Puissant. Pendant mon enfance, vous mapparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la lune, sur une prairie verdoyante, aux bords dun ruisseau limpide, toutes les trois égales en grâce et en pudeur, toutes les trois pleines de majesté comme des reines. Vous fîtes quelques pas vers moi, avec votre longue robe, flottante comme une vapeur, et vous mattirâtes vers vos fières mamelles, comme un fils béni. Alors, jaccourus avec empressement, mes mains crispées sur votre blanche gorge. Je me suis nourri, avec reconnaissance, de votre manne féconde, et jai senti que lhumanité grandissait en moi, et devenait meilleure. Depuis ce temps, ô déesses rivales, je ne vous ai pas abandonnées. Depuis ce temps, que de projets énergiques, que de sympathies, que je croyais avoir gravées sur les pages de mon cœur, comme sur du marbre, nont-elles pas effacé lentement, de ma raison désabusée, leurs lignes configuratives, comme laube naissante efface les ombres de la nuit ! Depuis ce temps, jai vu la mort, dans lintention, visible à lœil nu, de peupler les tombeaux, ravager les champs de bataille, engraissés par le sang humain et faire pousser des fleurs matinales par-dessus les funèbres ossements. Depuis ce temps, jai assisté aux révolutions de notre globe ; les tremblements de terre, les volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du désert et les naufrages de la tempête ont eu ma présence pour spectateur

84

impassible. Depuis ce temps, jai vu plusieurs générations humaines élever, le matin, ses ailes et ses yeux, vers lespace, avec la joie inexpériente de la chrysalide qui salue sa dernière métamorphose, et mourir, le soir, avant le coucher du soleil, la tête courbée, comme des fleurs fanées que balance le sifflement plaintif du vent. Mais, vous, vous restez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empesté neffleure les rocs escarpés et les vallées immenses de votre identité. Vos pyramides modestes dureront davantage que les pyramides dÉgypte, fourmilières élevées par la stupidité et lesclavage. La fin des siècles verra encore, debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les étoiles senfonceront, avec désespoir, comme des trombes, dans léternité dune nuit horrible et universelle, et que lhumanité, grimaçante, songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. Merci, pour les services innombrables que vous mavez rendus. Merci, pour les qualités étrangères dont vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dans ma lutte contre lhomme, jaurai peut-être été vaincu. Sans vous, il maurait fait rouler dans le sable et embrasser la poussière de ses pieds. Sans vous, avec une griffe perfide, il aurait labouré ma chair et mes os. Mais, je me suis tenu sur mes gardes, comme un athlète expérimenté. Vous me donnâtes la froideur qui surgit de vos conceptions sublimes, exemptes de passion. Je men servis pour rejeter

85

avec dédain les jouissances éphémères de mon court voyage et pour renvoyer de ma porte les offres sympathiques, mais trompeuses, de mes semblables. Vous me donnâtes la prudence opiniâtre quon déchiffre à chaque pas dans vos méthodes admirables de lanalyse, de la synthèse et de la déduction. Je men servis pour dérouter les ruses pernicieuses de mon ennemi mortel, pour lattaquer, à mon tour, avec adresse, et plonger, dans les viscères de lhomme, un poignard aigu qui restera à jamais enfoncé dans son corps ; car, cest une blessure dont il ne se relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui est comme lâme elle-même de vos enseignements, pleins de sagesse ; avec ses syllogismes, dont le labyrinthe compliqué nen est que plus compréhensible, mon intelligence sentit saccroître du double ses forces audacieuses. À laide de cet auxiliaire terrible, je découvris, dans lhumanité, en nageant vers les bas-fonds, en face de lécueil de la haine, la méchanceté noire et hideuse, qui croupissait au milieu de miasmes délétères, en sadmirant le nombril. Le premier, je découvris, dans les ténèbres de ses entrailles, ce vice néfaste, le mal ! supérieur en lui au bien. Avec cette arme empoisonnée que vous me prêtâtes, je fis descendre, de son piédestal, construit par la lâcheté de lhomme, le Créateur lui-même ! Il grinça des dents et subit cette injure ignominieuse ; car, il avait pour adversaire quelquun de plus fort que lui. Mais, je le laisserai de côté, comme un paquet de ficelles, afin dabaisser mon vol Le penseur

86

Descartes faisait, une fois, cette réflexion que rien de solide navait été bâti sur vous. Cétait une manière ingénieuse de faire comprendre que le premier venu ne pouvait pas sur le coup découvrir votre valeur inestimable. En effet, quoi de plus solide que les trois qualités principales déjà nommées qui sélèvent, entrelacées comme une couronne unique, sur le sommet auguste de votre architecture colossale ? Monument qui grandit sans cesse de découvertes quotidiennes, dans vos mines de diamant, et dexplorations scientifiques, dans vos superbes domaines. Ô mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes jours de la méchanceté de lhomme et de linjustice du Grand-Tout !
« Ô lampe au bec dargent, mes yeux taperçoivent dans les airs, compagne de la voûte des cathédrales, et cherchent la raison de cette suspension. On dit que tes lueurs éclairent, pendant la nuit, la tourbe de ceux qui viennent adorer le Tout-Puissant et que tu montres aux repentis le chemin qui mène à lautel. Écoute, cest fort possible ; mais est-ce que tu as besoin de rendre de pareils services à ceux auxquels tu ne dois rien ? Laisse, plongées dans les ténèbres, les colonnes des basiliques ; et, lorsquune bouffée de la tempête sur laquelle le démon tourbillonne, emporté dans lespace, pénétrera, avec lui, dans le saint lieu, en y répandant leffroi, au lieu de lutter, courageusement, contre la rafale empestée du prince du mal, éteins-toi

87

subitement, sous son souffle fiévreux, pour quil puisse, sans quon le voie, choisir ses victimes parmi les croyants agenouillés. Si tu fais cela, tu peux dire que je te devrai tout mon bonheur. Quand tu reluis ainsi, en répandant tes clartés indécises, mais suffisantes, je nose pas me livrer aux suggestions de mon caractère, et je reste, sous le portique sacré, en regardant par le portail entrouvert, ceux qui échappent à ma vengeance, dans le sein du Seigneur. Ô lampe poétique ! toi qui serais mon amie si tu pouvais me comprendre, quand mes pieds foulent le basalte des églises, dans les heures nocturnes, pourquoi te mets-tu à briller dune manière qui, je lavoue, me parait extraordinaire ? Tes reflets se colorent, alors, des nuances blanches de la lumière électrique ; lœil ne peut pas te fixer ; et tu éclaires dune flamme nouvelle et puissante les moindres détails du chenil du Créateur, comme si tu étais en proie à une sainte colère. Et, quand je me retire après avoir blasphémé, tu redeviens inaperçue, modeste et pâle, sûre davoir accompli un acte de justice. Dis-moi, un peu ; serait-ce, parce que tu connais les détours de mon cœur, que, lorsquil marrive dapparaître où tu veilles, tu tempresses de désigner ma présence pernicieuse, et de porter lattention des adorateurs vers le côté où vient de se montrer lennemi des hommes ? Je penche vers cette opinion ; car, moi aussi, je commence à te connaître ; et je sais qui tu es, vieille sorcière, qui veilles si bien sur les mosquées sacrées, où se pavane, comme la crête dun coq, ton maître curieux. Vigilante

88

gardienne, tu tes donné une mission folle. Je tavertis ; la première fois que tu me désigneras à la prudence de mes semblables, par laugmentation de tes lueurs phosphorescentes, comme je naime pas ce phénomène doptique, qui nest mentionné, du reste, dans aucun livre de physique, je te prends par la peau de ta poitrine, en accrochant mes griffes aux escarres de ta nuque teigneuse, et je te jette dans la Seine. Je ne prétends pas que, lorsque je ne te fais rien, tu te comportes sciemment dune manière qui me soit nuisible. Là, je te permettrai de briller autant quil me sera agréable ; là, tu me nargueras avec un sourire inextinguible ; là, convaincue de lincapacité de ton huile criminelle, tu lurineras avec amertume. » Après avoir parlé ainsi, Maldoror ne sort pas du temple, et reste les yeux fixés sur la lampe du saint lieu Il croit voir une espèce de provocation, dans lattitude de cette lampe, qui lirrite au plus haut degré, par sa présence inopportune. Il se dit que, si quelque âme est renfermée dans cette lampe, elle est lâche de ne pas répondre, à une attaque loyale, par la sincérité. Il bat lair de ses bras nerveux et souhaiterait que la lampe se transformât en homme ; il lui ferait passer un mauvais quart dheure, il se le promet. Mais, le moyen quune lampe se change en homme ; ce nest pas naturel. Il ne se résigne pas, et va chercher, sur le parvis de la misérable pagode, un caillou plat, à tranchant effilé. Il le lance en lair avec force la chaîne est coupée, par le milieu, comme lherbe par la faux, et linstrument du culte

89

tombe à terre, en répandant son huile sur les dalles Il saisit la lampe pour la porter dehors, mais elle résiste et grandit. Il lui semble voir des ailes sur ses flancs, et la partie supérieure revêt la forme dun buste dange. Le tout veut sélever en lair pour prendre son essor ; mais il le retient dune main ferme. Une lampe et un ange qui forment un même corps, voilà ce que lon ne voit pas souvent. Il reconnaît la forme de la lampe ; il reconnaît la forme de lange ; mais, il ne peut pas les scinder dans son esprit ; en effet, dans la réalité, elles sont collées lune dans lautre, et ne forment quun corps indépendant et libre ; mais, lui croit que quelque nuage a voilé ses yeux, et lui a fait perdre un peu de lexcellence de sa vue. Néanmoins, il se prépare à la lutte avec courage, car son adversaire na pas peur. Les gens naïfs racontent, à ceux qui veulent les croire, que le portail sacré se referma de lui-même, en roulant sur ses gonds affligés, pour que personne ne pût assister à cette lutte impie, dont les péripéties allaient se dérouler dans lenceinte du sanctuaire violé. Lhomme au manteau, pendant quil reçoit des blessures cruelles avec un glaive invisible, sefforce de rapprocher de sa bouche la figure de lange ; il ne pense quà cela, et tous ses efforts se portent vers ce but. Celui-ci perd son énergie, et paraît pressentir sa destinée. Il ne lutte plus que faiblement, et lon voit le moment où son adversaire pourra lembrasser à son aise, si cest ce quil veut faire. Eh bien, le moment est venu. Avec ses muscles, il étrangle la gorge de lange, qui ne peut plus

90

respirer, et lui renverse le visage, en lappuyant sur sa poitrine odieuse. Il est un instant touché du sort qui attend cet être céleste, dont il aurait volontiers fait son ami. Mais, il se dit que cest lenvoyé du Seigneur, et il ne peut pas retenir son courroux. Cen est fait ; quelque chose dhorrible va rentrer dans la cage du temps ! Il se penche, et porte la langue, imbibée de salive, sur cette joue angélique, qui jette des regards suppliants. Il promène quelque temps sa langue sur cette joue. Oh ! voyez ! voyez donc ! la joue blanche et rose est devenue noire, comme un charbon ! Elle exhale des miasmes putrides. Cest la gangrène ; il nest plus permis den douter. Le mal rongeur sétend sur toute la figure, et de là, exerce ses furies sur les parties basses ; bientôt, tout le corps nest quune vaste plaie immonde. Lui-même, épouvanté (car, il ne croyait pas que sa langue contînt un poison dune telle violence), il ramasse la lampe et senfuit de léglise. Une fois dehors, il aperçoit dans les airs une forme noirâtre, aux ailes brûlées, qui dirige péniblement son vol vers les régions du ciel. Ils se regardent tous les deux, pendant que lange monte vers les hauteurs sereines du bien, et que lui, Maldoror, au contraire, descend vers les abîmes vertigineux du mal Quel regard ! Tout ce que lhumanité a pensé depuis soixante siècles, et ce quelle pensera encore, pendant les siècles suivants, pourrait y contenir aisément, tant de choses se dirent-ils, dans cet adieu suprême ! Mais, on comprend que cétaient des pensées plus élevées que celles qui

91

jaillissent de lintelligence humaine ; dabord, à cause des deux personnages, et puis, à cause de la circonstance. Ce regard les noua dune amitié éternelle. Il sétonne que le Créateur puisse avoir des missionnaires dune âme si noble. Un instant, il croit sêtre trompé, et se demande sil aurait dû suivre la route du mal, comme il la fait. Le trouble est passé ; il persévère dans sa résolution ; et il est glorieux, daprès lui, de vaincre tôt ou tard le Grand-Tout, afin de régner à sa place sur lunivers entier, et sur des légions danges aussi beaux. Celui-ci lui fait comprendre, sans parler, quil reprendra sa forme primitive, à mesure quil montera vers le ciel ; laisse tomber une larme, qui rafraîchit le front de celui qui lui a donné la gangrène ; et disparaît peu à peu, comme un vautour, en sélevant au milieu des nuages. Le coupable regarde la lampe, cause de ce qui précède. Il court comme un insensé à travers les rues, se dirige vers la Seine, et lance la lampe par-dessus le parapet. Elle tourbillonne, pendant quelques instants, et senfonce définitivement dans les eaux bourbeuses. Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombée de la nuit, lon voit une lampe brillante qui surgit et se maintient, gracieusement, sur la surface du fleuve, à la hauteur du pont Napoléon, en portant, au lieu danse, deux mignonnes ailes dange. Elle savance lentement, sur les eaux, passe sous les arches du pont de la Gare et du pont dAusterlitz, et continue son sillage silencieux, sur la Seine, jusquau pont de lAlma. Une fois en cet endroit, elle remonte avec

92

facilité le cours de la rivière, et revient au bout de quatre heures à son point de départ. Ainsi de suite, pendant toute la nuit. Ses lueurs, blanches comme la lumière électrique, effacent les becs de gaz qui longent les deux rives, et, entre lesquels, elle savance comme une reine, solitaire, impénétrable, avec un sourire inextinguible, sans que son huile se répande avec amertume. Au commencement, les bateaux lui faisaient la chasse ; mais, elle déjouait ces vains efforts, échappait à toutes les poursuites, en plongeant, comme une coquette, et reparaissait, plus loin, à une grande distance. Maintenant, les marins superstitieux, lorsquils la voient, rament vers une direction opposée, et retiennent leurs chansons. Quand vous passez sur un pont, pendant la nuit, faites bien attention ; vous êtes sûr de voir briller la lampe, ici ou là ; mais, on dit quelle ne se montre pas à tout le monde. Quand il passe sur les ponts un être humain qui a quelque chose sur la conscience, elle éteint subitement ses reflets, et le passant, épouvanté, fouille en vain, dun regard désespéré, la surface et le limon du fleuve. Il sait ce que cela signifie. Il voudrait croire quil a vu la céleste lueur ; mais, il se dit que la lumière venait du devant des bateaux ou de la réflexion des becs de gaz ; et il a raison Il sait que, cette disparition, cest lui qui en est la cause ; et, plongé dans de tristes réflexions, il hâte le pas pour gagner sa demeure. Alors, la lampe au bec dargent reparaît à la surface, et poursuit sa marche, à travers des arabesques élégantes et capricieuses.

93

Écoutez les pensées de mon enfance, quand je me réveillais, humains, à la verge rouge : « Je viens de me réveiller ; mais, ma pensée est encore engourdie. Chaque matin, je ressens un poids dans la tête. Il est rare que je trouve le repos dans la nuit ; car, des rêves affreux me tourmentent, quand je parviens à mendormir. Le jour, ma pensée se fatigue dans des méditations bizarres, pendant que mes yeux errent au hasard dans lespace ; et, la nuit, je ne peux pas dormir. Quand faut-il alors que je dorme ? Cependant, la nature a besoin de réclamer ses droits. Comme je la dédaigne, elle rend ma figure pâle et fait luire mes yeux avec la flamme aigre de la fièvre. Au reste, je ne demanderais pas mieux que de ne pas épuiser mon esprit à réfléchir continuellement ; mais, quand même je ne le voudrais pas, mes sentiments consternés mentraînent invinciblement vers cette pente. Je me suis aperçu que les autres enfants sont comme moi ; mais, ils sont plus pâles encore, et leurs sourcils sont froncés, comme ceux des hommes, nos frères aînés. Ô Créateur de lunivers, je ne manquerai pas, ce matin, de toffrir lencens de ma prière enfantine. Quelquefois je loublie, et jai remarqué que, ces jours-là, je me sens plus heureux quà lordinaire ; ma poitrine sépanouit, libre de toute contrainte, et je respire, plus à laise, lair embaumé des champs ; tandis que, lorsque jaccomplis le pénible devoir, ordonné par mes parents, de tadresser quotidiennement un cantique de louanges, accompagné de lennui inséparable que me cause sa laborieuse invention, alors, je suis triste

94

et irrité, le reste de la journée, parce quil ne me semble pas logique et naturel de dire ce que je ne pense pas, et je recherche le recul des immenses solitudes. Si je leur demande lexplication de cet état étrange de mon âme, elles ne me répondent pas. Je voudrais taimer et tadorer ; mais, tu es trop puissant, et il y a de la crainte, dans mes hymnes. Si, par une seule manifestation de ta pensée, tu peux détruire ou créer des mondes, mes faibles prières ne te seront pas utiles ; si, quand il te plaît, tu envoies le choléra ravager les cités, ou la mort emporter dans ses serres, sans aucune distinction, les quatre âges de la vie, je ne veux pas me lier avec un ami si redoutable. Non pas que la haine conduise le fil de mes raisonnements ; mais, jai peur, au contraire, de ta propre haine, qui, par un ordre capricieux, peut sortir de ton cœur et devenir immense, comme lenvergure du condor des Andes. Tes amusements équivoques ne sont pas à ma portée, et jen serais probablement la première victime. Tu es le Tout-Puissant ; je ne te conteste pas ce titre, puisque, toi seul, as le droit de le porter, et que tes désirs, aux conséquences funestes ou heureuses, nont de terme que toi-même. Voilà précisément pourquoi il me serait douloureux de marcher à côté de ta cruelle tunique de saphir, non pas comme ton esclave, mais pouvant lêtre dun moment à lautre. Il est vrai que, lorsque tu descends en toi-même, pour scruter ta conduite souveraine, si le fantôme dune injustice passée, commise envers cette malheureuse humanité, qui ta toujours

95

obéi, comme ton ami le plus fidèle, dresse, devant toi, les vertèbres immobiles dune épine dorsale vengeresse, ton œil hagard laisse tomber la larme épouvantée du remords tardif, et qualors, les cheveux hérissés, tu crois, toi-même, prendre, sincèrement, la résolution de suspendre, à jamais, aux broussailles du néant, les jeux inconcevables de ton imagination de tigre, qui serait burlesque, si elle nétait pas lamentable ; mais, je sais aussi que la constance na pas fixé, dans tes os, comme une moelle tenace, le harpon de sa demeure éternelle, et que tu retombes assez souvent, toi et tes pensées, recouvertes de la lèpre noire de lerreur, dans le lac funèbre des sombres malédictions. Je veux croire que celles-ci sont inconscientes (quoiquelles nen renferment pas moins leur venin fatal), et que le mal et le bien, unis ensemble, se répandent en bonds impétueux de ta royale poitrine gangrenée, comme le torrent du rocher, par le charme secret dune force aveugle ; mais, rien ne men fournit la preuve. Jai vu, trop souvent, tes dents immondes claquer de rage, et ton auguste face, recouverte de la mousse des temps, rougir, comme un charbon ardent, à cause de quelque futilité microscopique que les hommes avaient commise, pour pouvoir marrêter, plus longtemps, devant le poteau indicateur de cette hypothèse bonasse. Chaque jour, les mains jointes, jélèverai vers toi les accents de mon humble prière, puisquil le faut ; mais, je ten supplie, que ta providence ne pense pas à moi ; laisse-moi de côté, comme le vermisseau qui rampe

96

sous la terre. Sache que je préférerais me nourrir avidement des plantes marines dîles inconnues et sauvages, que les vagues tropicales entraînent, au milieu de ces parages, dans leur sein écumeux, que de savoir que tu mobserves, et que tu portes, dans ma conscience, ton scalpel qui ricane. Elle vient de te révéler la totalité de mes pensées, et jespère que ta prudence applaudira facilement au bon sens dont elles gardent lineffaçable empreinte. À part ces réserves faites sur le genre de relations plus ou moins intimes que je dois garder avec toi, ma bouche est prête, à nimporte quelle heure du jour, à exhaler, comme un souffle artificiel, le flot de mensonges que ta gloriole exige sévèrement de chaque humain, dès que laurore sélève bleuâtre, cherchant la lumière dans les replis de satin du crépuscule, comme, moi, je recherche la bonté, excité par lamour du bien. Mes années ne sont pas nombreuses, et, cependant, je sens déjà que la bonté nest quun assemblage de syllabes sonores ; je ne lai trouvée nulle part. Tu laisses trop percer ton caractère ; il faudrait le cacher avec plus dadresse. Au reste, peut-être que je me trompe et que tu fais exprès ; car, tu sais mieux quun autre comment tu dois te conduire. Les hommes, eux, mettent leur gloire à timiter ; cest pourquoi la bonté sainte ne reconnaît pas son tabernacle dans leurs yeux farouches : tel père, tel fils. Quoi quon doive penser de ton intelligence, je nen parle que comme un critique impartial. Je ne demande pas mieux que davoir été induit en erreur. Je ne désire pas te montrer la

97

haine que je te porte et que je couve avec amour, comme une fille chérie ; car, il vaut mieux la cacher à tes yeux et prendre seulement, devant toi, laspect dun censeur sévère, chargé de contrôler tes actes impurs. Tu cesseras ainsi tout commerce actif avec elle, tu loublieras et tu détruiras complètement cette punaise avide qui ronge ton foie. Je préfère plutôt te faire entendre des paroles de rêverie et de douceur Oui, cest toi qui as créé le monde et tout ce quil renferme. Tu es parfait. Aucune vertu ne te manque. Tu es très- puissant, chacun le sait. Que lunivers entier entonne, à chaque heure du temps, ton cantique éternel ! Les oiseaux te bénissent, en prenant leur essor dans la campagne. Les étoiles tappartiennent Ainsi soit-il ! » Après ces commencements, étonnez-vous de me trouver tel que je suis !
Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la trouver. Je fouillais tous les recoins de la terre ; ma persévérance était inutile. Cependant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait quelquun qui approuvât mon caractère ; il fallait quelquun qui eût les mêmes idées que moi. Cétait le matin ; le soleil se leva à lhorizon, dans toute sa magnificence, et voilà quà mes yeux se lève aussi un jeune homme, dont la présence engendrait des fleurs sur son passage. Il sapprocha de moi, et, me tendant la main : « Je suis venu vers toi, toi, qui me cherches. Bénissons ce jour heureux. » Mais, moi : « Va-ten ; je ne tai pas appelé ; je nai pas besoin de ton amitié » Cétait le soir ; la nuit commençait à

98

étendre la noirceur de son voile sur la nature. Une belle femme, que je ne faisais que distinguer, étendait aussi sur moi son influence enchanteresse, et me regardait avec compassion ; cependant, elle nosait me parler. Je dis : « Approche-toi de moi, afin que je distingue nettement les traits de ton visage ; car, la lumière des étoiles nest pas assez forte, pour les éclairer à cette distance. » Alors, avec une démarche modeste, et les yeux baissés, elle foula lherbe du gazon, en se dirigeant de mon côté. Dès que je la vis : « Je vois que la bonté et la justice ont fait résidence dans ton cœur : nous ne pourrions pas vivre ensemble. Maintenant, tu admires ma beauté, qui a bouleversé plus dune ; mais, tôt ou tard, tu te repentirais de mavoir consacré ton amour ; car, tu ne connais pas mon âme. Non que je te sois jamais infidèle : celle qui se livre à moi avec tant dabandon et de confiance, avec autant de confiance et dabandon, je me livre à elle ; mais, mets-te le dans la tête, pour ne jamais loublier : les loups et les agneaux ne se regardent pas avec des yeux doux. » Que me fallait-il donc, à moi, qui rejetais, avec tant de dégoût, ce quil y avait de plus beau dans lhumanité ! ce quil me fallait, je naurais pas su le dire. Je nétais pas encore habitué à me rendre un compte rigoureux des phénomènes de mon esprit, au moyen des méthodes que recommande la philosophie. Je massis sur un roc, près de la mer. Un navire venait de mettre toutes voiles pour séloigner de ce parage : un point imperceptible venait de paraître à lhorizon, et sapprochait

99

peu à peu, poussé par la rafale, en grandissant avec rapidité. La tempête allait commencer ses attaques, et déjà le ciel sobscurcissait, en devenant dun noir presque aussi hideux que le cœur de lhomme. Le navire, qui était un grand vaisseau de guerre, venait de jeter toutes ses ancres, pour ne pas être balayé sur les rochers de la côte. Le vent sifflait avec fureur des quatre points cardinaux, et mettait les voiles en charpie. Les coups de tonnerre éclataient au milieu des éclairs, et ne pouvaient surpasser le bruit des lamentations qui sentendaient sur la maison sans bases, sépulcre mouvant. Le roulis de ces masses aqueuses nétait pas parvenu à rompre les chaînes des ancres ; mais, leurs secousses avaient entrouvert une voie deau, sur les flancs du navire. Brèche énorme ; car, les pompes ne suffisent pas à rejeter les paquets deau salée qui viennent, en écumant, sabattre sur le pont, comme des montagnes. Le navire en détresse tire des coups de canon dalarme ; mais, il sombre avec lenteur avec majesté. Celui qui na pas vu un vaisseau sombrer au milieu de louragan, de lintermittence des éclairs et de lobscurité la plus profonde, pendant que ceux quil contient sont accablés de ce désespoir que vous savez, celui-là ne connaît pas les accidents de la vie. Enfin, il séchappe un cri universel de douleur immense dentre les flancs du vaisseau, tandis que la mer redouble ses attaques redoutables. Cest le cri qua fait pousser labandon des forces humaines. Chacun senveloppe dans le manteau de la résignation, et remet son sort

100

entre les mains de Dieu. On saccule comme un troupeau de moutons. Le navire en détresse tire des coups de canon dalarme ; mais, il sombre avec lenteur avec majesté. Ils ont fait jouer les pompes pendant tout le jour. Efforts inutiles. La nuit est venue, épaisse, implacable, pour mettre le comble à ce spectacle gracieux. Chacun se dit quune fois dans leau, il ne pourra plus respirer ; car, daussi loin quil fait revenir sa mémoire, il ne se reconnaît aucun poisson pour ancêtre ; mais, il sexhorte à retenir son souffle le plus longtemps possible, afin de prolonger sa vie de deux ou trois secondes ; cest là lironie vengeresse quil veut adresser à la mort Le navire en détresse tire des coups de canon dalarme ; mais, il sombre avec lenteur avec majesté. Il ne sait pas que le vaisseau, en senfonçant, occasionne une puissante circonvolution des houles autour delles-mêmes ; que le limon bourbeux sest mêlé aux eaux troublées, et quune force qui vient de dessous, contre-coup de la tempête qui exerce ses ravages en haut, imprime à lélément des mouvements saccadés et nerveux. Ainsi, malgré la provision de sang-froid quil ramasse davance, le futur noyé, après réflexion plus ample, devra se sentir heureux, sil prolonge sa vie, dans les tourbillons de labîme, de la moitié dune respiration ordinaire, afin de faire bonne mesure. Il lui sera donc impossible de narguer la mort, son suprême vœu. Le navire en détresse tire des coups de canon dalarme ; mais, il sombre avec lenteur avec majesté. Cest une erreur. Il ne tire plus des coups de

101

canon, il ne sombre pas. La coquille de noix sest engouffrée complètement. Ô ciel ! comment peut-on vivre, après avoir éprouvé tant de voluptés ! Il venait de mêtre donné dêtre témoin des agonies de mort de plusieurs de mes semblables. Minute par minute, je suivais les péripéties de leurs angoisses. Tantôt, le beuglement de quelque vieille, devenue folle de peur, faisait prime sur le marché. Tantôt, le seul glapissement dun enfant en mamelles empêchait dentendre le commandement des manœuvres. Le vaisseau était trop loin pour percevoir distinctement les gémissements que mapportait la rafale ; mais, je le rapprochais par la volonté, et lillusion doptique était complète. Chaque quart dheure, quand un coup de vent, plus fort que les autres, rendant ses accents lugubres à travers le cri des pétrels effarés, disloquait le navire dans un craquement longitudinal, et augmentait les plaintes de ceux qui allaient être offerts en holocauste à la mort, je menfonçais dans la joue la pointe aiguë dun fer, et je pensais secrètement : « Ils souffrent davantage ! » Javais, au moins, ainsi, un terme de comparaison. Du rivage, je les apostrophais, en leur lançant des imprécations et des menaces. Il me semblait quils devaient mentendre ! Il me semblait que ma haine et mes paroles, franchissant la distance, anéantissaient les lois physiques du son, et parvenaient, distinctes, à leurs oreilles, assourdies par les mugissements de locéan en courroux ! Il me semblait quils devaient penser à moi, et exhaler leur vengeance en

102

impuissante rage ! De temps à autre, je jetais les yeux vers les cités, endormies sur la terre ferme ; et, voyant que personne ne se doutait quun vaisseau allait sombrer, à quelques milles du rivage, avec une couronne doiseaux de proie et un piédestal de géants aquatiques, au ventre vide, je reprenais courage, et lespérance me revenait : jétais donc sûr de leur perte ! Ils ne pouvaient échapper ! Par surcroît de précaution, javais été chercher mon fusil à deux coups, afin que, si quelque naufragé était tenté daborder les rochers à la nage, pour échapper à une mort imminente, une balle sur lépaule lui fracassât le bras, et lempêchât daccomplir son dessein. Au moment le plus furieux de la tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec des efforts désespérés, une tête énergique, aux cheveux hérissés. Il avalait des litres deau, et senfonçait dans labîme, ballotté comme un liège. Mais, bientôt, il apparaissait de nouveau, les cheveux ruisselants ; et, fixant lœil sur le rivage, il semblait défier la mort. Il était admirable de sang-froid. Une large blessure sanglante, occasionnée par quelque pointe décueil caché, balafrait son visage intrépide et noble. Il ne devait pas avoir plus de seize ans ; car, à peine, à travers les éclairs qui illuminaient la nuit, le duvet de la pêche sapercevait sur sa lèvre. Et, maintenant, il nétait plus quà deux cents mètres de la falaise ; et je le dévisageais facilement. Quel courage ! Quel esprit indomptable ! Comme la fixité de sa tête semblait narguer le destin, tout en fendant avec vigueur londe, dont les sillons souvraient

103

difficilement devant lui ! Je lavais décidé davance. Je me devais à moi-même de tenir ma promesse : lheure dernière avait sonné pour tous, aucun ne devait en échapper. Voilà ma résolution ; rien ne le changerait Un son sec sentendit, et la tête aussitôt senfonça, pour ne plus reparaître. Je ne pris pas à ce meurtre autant de plaisir quon pourrait le croire ; et, cétait, précisément, parce que jétais rassasié de toujours tuer, que je le faisais dorénavant par simple habitude, dont on ne peut se passer, mais, qui ne procure quune jouissance légère. Le sens est émoussé, endurci. Quelle volupté ressentir à la mort de cet être humain, quand il y en avait plus dune centaine, qui allaient soffrir à moi, en spectacle, dans leur lutte dernière contre les flots, une fois le navire submergé ? À cette mort, je navais même pas lattrait du danger ; car, la justice humaine, bercée par louragan de cette nuit affreuse, sommeillait dans les maisons, à quelques pas de moi. Aujourdhui que les années pèsent sur mon corps, je le dis avec sincérité, comme une vérité suprême et solennelle : je nétais pas aussi cruel quon la raconté ensuite, parmi les hommes ; mais, des fois, leur méchanceté exerçait ses ravages persévérants pendant des années entières. Alors, je ne connaissais plus de borne à ma fureur ; il me prenait des accès de cruauté, et je devenais terrible pour celui qui sapprochait de mes yeux hagards, si toutefois il appartenait à ma race. Si cétait un cheval ou un chien, je le laissais passer : avez-vous entendu ce que je viens de dire ?

104

Malheureusement, la nuit de cette tempête, jétais dans un de ces accès, ma raison sétait envolée (car, ordinairement, jétais aussi cruel, mais, plus prudent) ; et tout ce qui tomberait, cette fois-là, entre mes mains, devait périr ; je ne prétends pas mexcuser de mes torts. La faute nen est pas toute à mes semblables. Je ne fais que constater ce qui est, en attendant le jugement dernier qui me fait gratter la nuque davance Que mimporte le jugement dernier ! Ma raison ne senvole jamais, comme je le disais pour vous tromper. Et, quand je commets un crime, je sais ce que je fais : je ne voulais pas faire autre chose ! Debout sur le rocher, pendant que louragan fouettait mes cheveux et mon manteau, jépiais dans lextase cette force de la tempête, sacharnant sur un navire, sous un ciel sans étoiles. Je suivis, dans un attitude triomphante, toutes les péripéties de ce drame, depuis linstant où le vaisseau jeta ses ancres, jusquau moment où il sengloutit, habit fatal qui entraîna, dans les boyaux de la mer, ceux qui sen étaient revêtus comme dun manteau. Mais, linstant sapprochait, où jallais, moi-même, me mêler comme acteur à ces scènes de la nature bouleversée. Quand la place où le vaisseau avait soutenu le combat montra clairement que celui-ci avait été passer le reste de ses jours au rez-de-chaussée de la mer, alors, ceux qui avaient été emportés avec les flots reparurent en partie à la surface. Il se prirent à bras-le-corps, deux par deux, trois par trois ; cétait le moyen de ne pas sauver leur vie ; car, leurs mouvements devenaient embarrassés, et

105

ils coulaient bas comme des cruches percées Quelle est cette armée de monstres marins qui fend les flots avec vitesse ? Ils sont six ; leurs nageoires sont vigoureuses, et souvrent un passage, à travers les vagues soulevées. De tous ces êtres humains, qui remuent les quatre membres dans ce continent peu ferme, les requins ne font bientôt quune omelette sans œufs, et se la partagent daprès la loi du plus fort. Le sang se mêle aux eaux, et les eaux se mêlent au sang. Leurs yeux féroces éclairent suffisamment la scène du carnage Mais, quel est encore ce tumulte des eaux, là-bas, à lhorizon ? On dirait une trombe qui sapproche. Quels coups de rame ! Japerçois ce que cest. Une énorme femelle de requin vient prendre part au pâté de foie de canard, et manger du bouilli froid. Elle est furieuse ; car, elle arrive affamée. Une lutte sengage entre elle et les requins, pour se disputer les quelques membres palpitants qui flottent par-ci, par-là, sans rien dire, sur la surface de la crême rouge. À droite, à gauche, elle lance des coups de dent qui engendrent des blessures mortelles. Mais, trois requins vivants lentourent encore, et elle est obligée de tourner en tous sens, pour déjouer leurs manœuvres. Avec une émotion croissante, inconnue jusqualors, le spectateur, placé sur le rivage, suit cette bataille navale dun nouveau genre. Il a les yeux fixés sur cette courageuse femelle de requin, aux dents si fortes. Il nhésite plus, il épaule son fusil, et, avec son adresse habituelle, il loge sa deuxième balle dans louïe dun des requins, au moment où il se

106

montrait au-dessus dune vague. Restent deux requins qui nen témoignent quun acharnement plus grand. Du haut du rocher, lhomme à la salive saumâtre, se jette à la mer, et nage vers le tapis agréablement coloré, en tenant à la main ce couteau dacier qui ne labandonne jamais. Désormais, chaque requin a affaire à un ennemi. Il savance vers son adversaire fatigué, et, prenant son temps, lui enfonce dans le ventre sa lame aiguë. La citadelle mobile se débarrasse facilement du dernier adversaire Se trouvent en présence le nageur et la femelle de requin, sauvée par lui. Ils se regardèrent entre les yeux pendant quelques minutes ; et chacun sétonna de trouver tant de férocité dans les regards de lautre. Ils tournent en rond en nageant, ne se perdent pas de vue, et se disent à part soi : « Je me suis trompé jusquici ; en voilà un qui est plus méchant. » Alors, dun commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent lun vers lautre, avec une admiration mutuelle, la femelle de requin écartant leau de ses nageoires, Maldoror battant londe avec ses bras ; et retinrent leur souffle, dans une vénération profonde, chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant. Arrivés à trois mètres de distance, sans faire aucun effort, ils tombèrent brusquement lun contre lautre, comme deux aimants, et sembrassèrent avec dignité et reconnaissance, dans une étreinte aussi tendre que celle dun frère ou dune sœur. Les désirs charnels suivirent de près cette démonstration damitié. Deux cuisses nerveuses se collèrent

107

étroitement à la peau visqueuse du monstre, comme deux sangsues ; et, les bras et les nageoires entrelacés autour du corps de lobjet aimé quils entouraient avec amour, tandis que leurs gorges et leurs poitrines ne faisaient bientôt plus quune masse glauque aux exhalaisons de goëmon ; au milieu de la tempête qui continuait de sévir ; à la lueur des éclairs ; ayant pour lit dhyménée la vague écumeuse, emportés par un courant sous-marin comme dans un berceau, et roulant, sur eux-mêmes, vers les profondeurs inconnues de labîme, ils se réunirent dans un accouplement long, chaste et hideux ! Enfin, je venais de trouver quelquun qui me ressemblât ! Désormais, je nétais plus seul dans la vie ! Elle avait les mêmes idées que moi ! Jétais en face de mon premier amour !
La Seine entraîne un corps humain. Dans ces circonstances, elle prend des allures solennelles. Le cadavre gonflé se soutient sur les eaux ; il disparaît sous larche dun pont ; mais, plus loin, on le voit apparaître de nouveau, tournant lentement sur lui-même, comme une roue de moulin, et senfonçant par intervalles. Un maître de bâteau, à laide dune perche, laccroche au passage, et le ramène à terre. Avant de transporter le corps à la Morgue, on le laisse quelque temps sur la berge, pour le ramener à la vie. La foule compacte se rassemble autour du corps. Ceux qui ne peuvent pas voir, parce quils sont derrière, poussent, tant quils peuvent, ceux qui sont devant. Chacun se dit : « Ce nest pas moi qui me serais noyé. » On

108

plaint le jeune homme qui sest suicidé ; on ladmire ; mais, on ne limite pas. Et, cependant, lui, a trouvé très-naturel de se donner la mort, ne jugeant rien sur la terre capable de le contenter, et aspirant plus haut. Sa figure est distinguée, et ses habits sont riches. A-t-il encore dix-sept ans ? Cest mourir jeune ! La foule paralysée continue de jeter sur lui ses yeux immobiles Il se fait nuit. Chacun se retire silencieusement. Aucun nose renverser le noyé, pour lui faire rejeter leau qui remplit son corps. On a craint de passer pour sensible, et aucun na bougé, retranché dans le col de sa chemise. Lun sen va, en sifflotant aigrement une tyrolienne absurde ; lautre fait claquer ses doigts comme des castagnettes Harcelé par sa pensée sombre, Maldoror, sur son cheval, passe près de cet endroit, avec la vitesse de léclair. Il aperçoit le noyé ; cela suffit. Aussitôt, il a arrêté son coursier, et est descendu de létrier. Il soulève le jeune homme sans dégoût, et lui fait rejeter leau avec abondance. À la pensée que ce corps inerte pourrait revivre sous sa main, il sent son cœur bondir, sous cette impression excellente, et redouble de courage. Vains efforts ! Vains efforts, ai-je dit, et cest vrai. Le cadavre reste inerte, et se laisse tourner en tous sens. Il frotte les tempes ; il frictionne ce membre-ci, ce membre-là ; il souffle pendant une heure, dans la bouche, en pressant ses lèvres contre les lèvres de linconnu. Il lui semble enfin sentir sous sa main, appliquée contre la poitrine, un léger battement. Le noyé vit ! À ce moment suprême, on put remarquer que

109

plusieurs rides disparurent du front du cavalier, et le rajeunirent de dix ans. Mais, hélas ! les rides reviendront, peut-être demain, peut-être aussitôt quil se sera éloigné des bords de la Seine. En attendant, le noyé ouvre des yeux ternes, et, par un sourire blafard, remercie son bienfaiteur ; mais, il est faible encore, et ne peut faire aucun mouvement. Sauver la vie à quelquun, que cest beau ! Et comme cette action rachète de fautes ! Lhomme aux lèvres de bronze, occupé jusque-là à larracher de la mort, regarde le jeune homme avec plus dattention, et ses traits ne lui paraissent pas inconnus. Il se dit quentre lasphyxié, aux cheveux blonds, et Holzer, il ny a pas beaucoup de différence. Les voyez-vous comme ils sembrassent avec effusion ! Nimporte ! Lhomme à la prunelle de jaspe tient à conserver lapparence dun rôle sévère. Sans rien dire, il prend son ami quil met en croupe, et le coursier séloigne au galop. Ô toi, Holzer, qui te croyais si raisonnable et si fort, nas-tu pas vu, par ton exemple même, comme il est difficile, dans un accès de désespoir, de conserver le sang-froid dont tu te vantes. Jespère que tu ne me causeras plus un pareil chagrin, et moi, de mon côté, je tai promis de ne jamais attenter à ma vie.
Il y a des heures dans la vie où lhomme, à la chevelure pouilleuse, jette, lœil fixe, des regards fauves sur les membranes vertes de lespace ; car, il lui semble entendre, devant lui, les ironiques huées dun fantôme. Il chancelle et courbe la tête : ce quil a entendu, cest la voix de la conscience. Alors, il sélance de la maison, avec la

110

vitesse dun fou, prend la première direction qui soffre à sa stupeur, et dévore les plaines rugueuses de la campagne. Mais, le fantôme jaune ne le perd pas de vue, et le poursuit avec une égale vitesse. Quelquefois, dans une nuit dorage, pendant que des légions de poulpes ailés, ressemblant de loin à des corbeaux, planent au-dessus des nuages, en se dirigeant dune rame raide vers les cités des humains, avec la mission de les avertir de changer de conduite, le caillou, à lœil sombre, voit deux êtres passer à la lueur de léclair, lun derrière lautre ; et, essuyant une furtive larme de compassion, qui coule de sa paupière glacée, il sécrie : « Certes, il le mérite ; et ce nest que justice. » Après avoir dit cela, il se replace dans son attitude farouche, et continue de regarder, avec un tremblement nerveux, la chasse à lhomme, et les grandes lèvres du vagin dombre, doù découlent, sans cesse, comme un fleuve, dimmenses spermatozoïdes ténébreux qui prennent leur essor dans léther lugubre, en cachant, avec le vaste déploiement de leurs ailes de chauve-souris, la nature entière, et les légions solitaires de poulpes, devenues mornes à laspect de ces fulgurations sourdes et inexprimables. Mais, pendant ce temps, le steeple-chase continue entre les deux infatigables coureurs, et le fantôme lance par sa bouche des torrents de feu sur le dos calciné de lantilope humain. Si, dans laccomplissement de ce devoir, il rencontre en chemin la pitié qui veut lui barrer le passage, il cède avec répugnance à ses supplications, et laisse lhomme séchapper. Le fantôme

111

fait claquer sa langue, comme pour se dire à lui-même quil va cesser la poursuite, et retourne vers son chenil, jusquà nouvel ordre. Sa voix de condamné sentend jusque dans les couches les plus lointaines de lespace ; et, lorsque son hurlement épouvantable pénètre dans le cœur humain, celui-ci préférerait avoir, dit-on, la mort pour mère que le remords pour fils. Il enfonce la tête jusquaux épaules dans les complications terreuses dun trou ; mais, la conscience volatilise cette ruse dautruche. Lexcavation sévapore, goutte déther ; la lumière apparaît, avec son cortège de rayons, comme un vol de courlis qui sabat sur les lavandes ; et lhomme se retrouve en face de lui-même, les yeux ouverts et blêmes. Je lai vu se diriger du côté de la mer, monter sur un promontoire déchiqueté et battu par le sourcil de lécume ; et, comme une flèche, se précipiter dans les vagues. Voici le miracle : le cadavre reparaissait, le lendemain, sur la surface de locéan, qui reportait au rivage cette épave de chair. Lhomme se dégageait du moule que son corps avait creusé dans le sable, exprimait leau de ses cheveux mouillés, et, reprenait, le front muet et penché, le chemin de la vie. La conscience juge sévèrement nos pensées et nos actes les plus secrets, et ne se trompe pas. Comme elle est souvent impuissante à prévenir le mal, elle ne cesse de traquer lhomme comme un renard, surtout pendant lobscurité. Des yeux vengeurs, que la science ignorante appelle météores, répandent une flamme livide, passent en roulant sur eux-mêmes, et articulent des paroles

112

de mystère quil comprend ! Alors, son chevet est broyé par les secousses de son corps, accablé sous le poids de linsomnie, et il entend la sinistre respiration des rumeurs vagues de la nuit. Lange du sommeil, lui-même, mortellement atteint au front dune pierre inconnue, abandonne sa tâche, et remonte vers les cieux. Eh bien, je me présente pour défendre lhomme, cette fois ; moi, le contempteur de toutes les vertus ; moi, celui que na pas pu oublier le Créateur, depuis le jour glorieux où, renversant de leur socle les annales du ciel, où, par je ne sais quel tripotage infâme, étaient consignées sa puissance et son éternité, jappliquai mes quatre cents ventouses sur le dessous de son aisselle, et lui fis pousser des cris terribles Ils se changèrent en vipères, en sortant par sa bouche, et allèrent se cacher dans les broussailles, les murailles en ruine, aux aguets le jour, aux aguets la nuit. Ces cris, devenus rampants, et doués danneaux innombrables, avec une tête petite et aplatie, des yeux perfides, ont juré dêtre en arrêt devant linnocence humaine ; et, quand celle-ci se promène dans les enchevêtrements des maquis, ou au revers des talus ou sur les sables des dunes, elle ne tarde pas à changer didée. Si, cependant, il en est temps encore ; car, des fois, lhomme aperçoit le poison sintroduire dans les veines de sa jambe, par une morsure presque imperceptible, avant quil ait eu le temps de rebrousser chemin, et de gagner le large. Cest ainsi que le Créateur, conservant un sang-froid admirable, jusque dans les souffrances les plus atroces, sait retirer, de leur

113

propre sein, des germes nuisibles aux habitants de la terre. Quel ne fut pas son étonnement, quand il vit Maldoror, changé en poulpe, avancer contre son corps ses huit pattes monstrueuses, dont chacune, lanière solide, aurait pu embrasser facilement la circonférence dune planète. Pris au dépourvu, il se débattit, quelques instants, contre cette étreinte visqueuse, qui se resserrait de plus en plus je craignais quelque mauvais coup de sa part ; après mêtre nourri abondamment des globules de ce sang sacré, je me détachai brusquement de son corps majestueux, et je me cachai dans une caverne, qui, depuis lors, resta ma demeure. Après des recherches infructueuses, il ne put my trouver. Il y a longtemps de ça ; mais, je crois que maintenant il sait où est ma demeure ; il se garde dy rentrer ; nous vivons, tous les deux, comme deux monarques voisins, qui connaissent leurs forces respectives, ne peuvent se vaincre lun lautre, et sont fatigués des batailles inutiles du passé. Il me craint, et je le crains ; chacun, sans être vaincu, a éprouvé les rudes coups de son adversaire, et nous en restons là. Cependant, je suis prêt à recommencer la lutte, quand il le voudra. Mais, quil nattende pas quelque moment favorable à ses desseins cachés. Je me tiendrai toujours sur mes gardes, en ayant lœil sur lui. Quil nenvoie plus sur la terre la conscience et ses tortures. Jai enseigné aux hommes les armes avec lesquelles on peut la combattre avec avantage. Ils ne sont pas encore familiarisés avec elle ; mais, tu sais que, pour moi, elle

114

est comme la paille quemporte le vent. Jen fais autant de cas. Si je voulais profiter de loccasion, qui se présente, de subtiliser ces discussions poétiques, jajouterais que je fais même plus de cas de la paille que de la conscience ; car, la paille est utile pour le bœuf qui la rumine, tandis que la conscience ne sait montrer que ses griffes dacier. Elles subirent un pénible échec, le jour où elles se placèrent devant moi. Comme la conscience avait été envoyée par le Créateur, je crus convenable de ne pas me laisser barrer le passage par elle. Si elle sétait présentée avec la modestie et lhumilité propres à son rang, et dont elle naurait jamais dû se départir, je laurais écoutée. Je naimais pas son orgueil. Jétendis une main, et sous mes doigts broyai les griffes ; elles tombèrent en poussière, sous la pression croissante de ce mortier de nouvelle espèce. Jétendis lautre main, et lui arrachai la tête. Je chassai ensuite, hors de ma maison, cette femme, à coups de fouet, et je ne la revis plus. Jai gardé sa tête en souvenir de ma victoire Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, je me suis tenu sur un pied, comme le héron, au bord du précipice creusé dans les flancs de la montagne. On ma vu descendre dans la vallée, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle dune tombe ! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, jai nagé dans les gouffres les plus dangereux, longé les écueils mortels, et plongé plus bas que les courants, pour assister, comme un étranger, aux combats des monstres marins ; je me suis écarté du rivage, jusquà le perdre

115

de ma vue perçante ; et, les crampes hideuses, avec leur magnétisme paralysant, rôdaient autour de mes membres, qui fendaient les vagues avec des mouvements robustes, sans oser approcher. On ma vu revenir, sain et sauf, dans la plage, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle dune tombe ! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, jai franchi les marches ascendantes dune tour élevée. Je suis parvenu, les jambes lasses, sur la plate-forme vertigineuse. Jai regardé la campagne, la mer ; jai regardé le soleil, le firmament ; repoussant du pied le granit qui ne recula pas, jai défié la mort et la vengeance divine par une huée suprême, et me suis précipité, comme un pavé, dans la bouche de lespace. Les hommes entendirent le choc douloureux et retentissant qui résulta de la rencontre du sol avec la tête de la conscience, que javais abandonnée dans ma chute. On me vit descendre, avec la lenteur de loiseau, porté par un nuage invisible, et ramasser la tête, pour la forcer à être témoin dun triple crime, que je devais commettre le jour même, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle dune tombe ! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, je me suis dirigé vers lendroit où sélèvent les poteaux qui soutiennent la guillotine. Jai placé la grâce suave des cous de trois jeunes filles sous le couperet. Exécuteur des hautes-œuvres, je lâchai le cordon avec lexpérience apparente dune vie entière ; et, le fer triangulaire, sabattant obliquement,

116

trancha trois têtes qui me regardaient avec douceur. Je mis ensuite la mienne sous le rasoir pesant, et le bourreau prépara laccomplissement de son devoir. Trois fois, le couperet redescendit entre les rainures avec une nouvelle vigueur ; trois fois, ma carcasse matérielle, surtout au siège du cou, fut remuée jusquen ses fondements, comme lorsquon se figure en rêve être écrasé par une maison qui seffondre. Le peuple stupéfait me laissa passer, pour mécarter de la place funèbre ; il ma vu ouvrir avec mes coudes ses flots ondulatoires, et me remuer, plein de vie, avançant devant moi, la tête droite, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle dune tombe ! Javais dit que je voulais défendre lhomme, cette fois ; mais, je crains que mon apologie ne soit pas lexpression de la vérité ; et, par conséquent, je préfère me taire. Cest avec reconnaissance que lhumanité applaudira à cette mesure !
Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de marrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le vagin dune femme ; il est bon dexaminer la carrière parcourue, et de sélancer, ensuite, les membres reposés, dun bond impétueux. Fournir une traite dune seule haleine nest pas facile ; et les ailes se fatiguent beaucoup, dans un vol élevé, sans espérance et sans remords. Non ne conduisons pas plus profondément la meute hagarde des pioches et des fouilles, à travers les mines explosibles de ce chant impie ! Le crocodile ne changera pas un mot au vomissement

117

sorti de dessous son crâne. Tant pis, si quelque ombre furtive, excitée par le but louable de venger lhumanité, injustement attaquée par moi, ouvre subrepticement la porte de ma chambre, en frôlant la muraille comme laile dun goëland, et enfonce un poignard, dans les côtes du pilleur dépaves célestes ! Autant vaut que largile dissolve ses atomes, de cette manière que dune autre.
FIN DU DEUXIÈME CHANT

CHANT TROISIÈME

Rappelons les noms de ces êtres imaginaires, à la nature dange, que ma plume, pendant le deuxième chant, a tirés dun cerveau, brillant dune lueur émanée deux-mêmes. Ils meurent, dès leur naissance, comme ces étincelles dont lœil a de la peine à suivre leffacement rapide, sur du papier brûlé. Léman ! Lohengrin ! Lombano ! Holzer ! un instant, vous apparûtes, recouverts des insignes de la jeunesse, à mon horizon charmé ; mais, je vous ai laissés retomber dans le chaos, comme des cloches de plongeur. Vous nen sortirez plus. Il me suffit que jaie gardé votre souvenir ; vous devez céder la place à dautres substances, peut-être moins belles, quenfantera le débordement orageux dun amour qui a résolu de ne pas apaiser sa soif auprès de la race humaine. Amour affamé, qui se dévorerait lui-même, sil ne cherchait sa nourriture dans des fictions célestes : créant, à la longue, une pyramide de séraphins, plus nombreux que les insectes qui fourmillent dans une goutte deau, il les entrelacera dans une ellipse quil fera tourbillonner autour de lui. Pendant ce temps, le voyageur, arrêté contre laspect dune cataracte, sil relève le visage, verra, dans le lointain, un être humain, emporté vers la cave de lenfer par

121

une guirlande de camélias vivants ! Mais silence ! limage flottante du cinquième idéal se dessine lentement, comme les replis indécis dune aurore boréale, sur le plan vaporeux de mon intelligence, et prend de plus en plus une consistance déterminée Mario et moi nous longions la grève. Nos chevaux, le cou tendu, fendaient les membranes de lespace, et arrachaient des étincelles aux galets de la plage. La bise, qui nous frappait en plein visage, sengouffrait dans nos manteaux, et faisait voltiger en arrière les cheveux de nos têtes jumelles. La mouette, par ses cris et ses mouvements daile, sefforçait en vain de nous avertir de la proximité possible de la tempête, et sécriait : « Où sen vont-ils, de ce galop insensé ? » Nous ne disions rien ; plongés dans la rêverie, nous nous laissions emporter sur les ailes de cette course furieuse ; le pêcheur, nous voyant passer, rapides comme lalbatros, et croyant apercevoir, fuyant devant lui, les deux frères mystérieux, comme on les avait ainsi appelés,parce quils étaient toujours ensemble, sempressait de faire le signe de la croix, et se cachait, avec son chien paralysé, sous quelque roche profonde.Les habitants de la côte avaient entendu raconter des choses étranges sur ces deux personnages,qui apparaissaient

122

sur la terre, au milieu des nuages, aux grandes époques de calamité, quand une guerre affreuse menaçait de planter son harpon sur la poitrine de deux pays ennemis, ou que le choléra sapprêtait à lancer, avec sa fronde, la pourriture et la mort dans des cités entières. Les plus vieux pilleurs dépaves fronçaient le sourcil, dun air grave, affirmant que les deux fantômes, dont chacun avait remarqué la vaste envergure des ailes noires, pendant les ouragans, au-dessus des bancs de sable et des écueils, étaient le génie de la terre et le génie de la mer, qui promenaient leur majesté, au milieu des airs, pendant les grandes révolutions de la nature, unis ensemble par une amitié éternelle, dont la rareté et la gloire ont enfanté létonnement du câble indéfini des générations. On disait que, volant côte à côte comme deux condors des Andes, ils aimaient à planer, en cercles concentriques, parmi les couches datmosphères qui avoisinent le soleil ; quils se nourrissaient, dans ces parages, des plus pures essences de la lumière ; mais, quils ne se décidaient quavec peine à rabattre linclinaison de leur vol vertical, vers lorbite épouvanté où tourne le globe humain en délire, habité par des esprits cruels qui se massacrent entre eux dans les champs où rugit la bataille (quand ils ne se tuent

123

pas perfidement, en secret, dans le centre des villes, avec le poignard de la haine ou de lambition), et qui se nourrissent dêtres pleins de vie comme eux et placés quelques degrés plus bas dans léchelle des existences.Ou bien, quand ils prenaient la ferme résolution, afin dexciter les hommes au repentir par les strophes de leurs prophéties, de nager, en se dirigeant à grandes brassées, vers les régions sidérales où une planète se mouvait au milieu des exhalaisons épaisses davarice, dorgueil, dimprécation et de ricanement qui se dégageaient, comme des vapeurs pestilentielles, de sa surface hideuse et paraissait petite comme une boule, étant presque invisible, à cause de la distance, ils ne manquaient pas de trouver des occasions où ils se repentaient amèrement de leur bienveillance, méconnue et conspuée, et allaient se cacher au fond des volcans, pour converser avec le feu vivace qui bouillonne dans les cuves des souterrains centraux, ou au fond de la mer, pour reposer agréablement leur vue désillusionnée sur les monstres les plus féroces de labîme, qui leur paraissaient des modèles de douceur,en comparaison des bâtards de lhumanité. La nuit venue, avec son obscurité propice, en comparaison des bâtards de lhumanité.La nuit venue,avec

124

son obscurité propice, ils sélançaient des cratères, à la crête de porphyre, des courants sous-marins et laissaient, bien loin derrière eux, le pot de chambre rocailleux où se démène lanus constipé des kakatoès humains, jusquà ce quils ne pussent plus distinguer la silhouette suspendue de la planète immonde. Alors, chagrinés de leur tentative infructueuse, au milieu des étoiles qui compatissaient à leur douleur et sous lœil de Dieu, sembrassaient, en pleurant, lange de la terre et lange de la mer ! Mario et celui qui galopait auprès de lui nignoraient pas les bruits vagues et superstitieux que racontaient, dans les veillées, les pêcheurs de la côte, en chuchotant autour de lâtre, portes et fenêtres fermées ; pendant que le vent de la nuit, qui désire se réchauffer, fait entendre ses sifflements autour de la cabanne de paille, et ébranle, par sa vigueur, ces frêles murailles, entourées à la base de fragments de coquillage, apportés par les replis mourants des vagues. Nous ne parlions pas. Que se disent deux cœurs qui saiment ? Rien. Mais nos yeux exprimaient tout. Je lavertis de serrer davantage son manteau autour de lui, et lui me fait observer que mon cheval séloigne trop du sien : chacun prend autant dintérêt à la vie

125

de lautre qua sa propre vie ; nous ne rions pas. Il sefforce de me sourire ; mais, japerçois que son visage porte le poids des terribles impressions quy a gravées la réflexion, constamment penchée sur les sphynx qui déroutent, avec un œil oblique, les grandes angoisses de lintelligence des mortels. Voyant ses manœuvres inutiles, il détourne les yeux, mord son frein terrestre avec la bave de la rage, et regarde lhorizon, qui senfuit à notre approche. À mon tour, je mefforce de lui rappeler sa jeunesse dorée, qui ne demande quà savancer dans les palais des plaisirs, comme une reine ; mais, il remarque que mes paroles sortent difficilement de ma bouche amaigrie, et que les années de mon propre printemps ont passé, tristes et glaciales, comme un rêve implacable qui promène, sur les tables des banquets, et sur les lits de satin, où sommeille la pâle prêtresse damour, payée avec les miroitements de lor, les voluptés amères du désenchantement, les rides pestilentielles de la vieillesse, les effarements de la solitude et les flambeaux de la douleur. Voyant mes manœuvres inutiles, je ne métonne pas de ne pas pouvoir le rendre heureux ; le Tout-Puissant mapparaît revêtu de ses instruments de torture, dans toute lauréole resplendissante de son horreur ;

126

je détourne les yeux et regarde lhorizon qui senfuit à notre approche Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme sils fuyaient lœil humain Mario est plus jeune que moi ; lhumidité du temps et lécume salée qui rejaillit jusquà nous amènent le contact du froid sur ses lèvres.
Je lui dis : « Prends garde ! prends garde ! ferme tes lèvres, les unes contre les autres ; ne vois-tu pas les griffes aiguës de la gerçure, qui sillonne ta peau de blessures cuisantes ? »
Il fixe mon front, et me répliqua, avec les mouvements de sa langue : « Oui, je les vois, ces griffes vertes ; mais, je ne dérangerai pas la situation naturelle de ma bouche pour les faire fuir. Regarde, si je mens. Puisquil paraît que cest la volonté de la Providence, je veux my conformer. Sa volonté aurait pu être meilleure. » Il fixe mon front, et me répliqua, avec les mouvements de sa langue : « Oui, je les vois, ces griffes vertes ; mais, je ne dérangerai pas la situation naturelle de ma bouche pour les faire fuir.
Regarde, si je mens. Puisquil paraît que cest la volonté de la Providence, je veux my conformer. Sa volonté aurait pu être meilleure.»

127

Et moi, je mécriai : « Jadmire cette vengeance noble. » Je voulus marracher les cheveux ; mais, il me le défendit avec un regard sévère, et je lui obéis avec respect. Il se faisait tard, et laigle regagnait son nid, creusé dans les anfractuosités de la roche.
Il me dit : « Je vais te prêter mon manteau, pour te garantir du froid ; je nen ai pas besoin. »
Je lui répliquai : « Malheur à toi, si tu fais ce que tu dis. Je ne veux pas quun autre souffre à ma place, et surtout toi. »
Il ne répondit pas, parce que javais raison ; mais, moi, je me mis à le consoler, à cause de laccent trop impétueux de mes paroles Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme sils fuyaient lœil humain Je relevai la tête, comme la proue dun vaisseau soulevée par une vague énorme, et je lui dis : « Est-ce que tu pleures ? Je te le demande, roi des neiges et des brouillards.
Je ne vois pas des larmes sur ton visage, beau comme la fleur du cactus, et tes paupières sont sèches, comme le lit du torrent ; mais, je distingue, au fond de tes yeux, une cuve, pleine de sang, où bout ton innocence, mordue au cou par un scorpion de la grande espèce. Un vent violent sabat sur le feu qui réchauffe la chaudière, et en répand les flammes obscures jusquen

128

dehors de ton orbite sacré.Jai approché mes cheveux de ton front rosé, et jai senti une odeur de roussi, parce quils se brûlèrent. Ferme tes yeux ; car, sinon, ton visage, calciné comme la lave du volcan, tombera en cendres sur le creux de ma main. » Et, lui, se retournait vers moi, sans faire attention aux rênes quil tenait dans la main, et me contemplait avec attendrissement, tandis que lentement il baissait et relevait ses paupières de lis, comme le flux et le reflux de la mer. Il voulut bien répondre à ma question audacieuse, et voici comme il le fit : « Ne fais pas attention à moi. De même que les vapeurs des fleuves rampent le long des flancs de la colline, et, une fois arrivées au sommet, sélancent dans latmosphère, en formant des nuages ; de même, tes inquiétudes sur mon compte se sont insensiblement accrues, sans motif raisonnable, et forment au-dessus de ton imagination, le corps trompeur dun mirage désolé.
Je tassure quil ny a pas de feu dans mes yeux, quoique jy ressente la même impression que si mon crâne était plongé dans un casque de charbons ardents. Comment veux-tu que les chairs de mon innocence bouillent dans la cuve, puisque je nentends que des cris très faibles et confus, qui, pour moi, ne sont que les gémissements

129

du vent qui passe au-dessus de nos têtes. Il est impossible quun scorpion ait fixé sa résidence et ses pinces aiguës au fond de mon orbite haché ; je crois plutôt que ce sont des tenailles vigoureuses qui broient les nerfs optiques. Cependant, je suis davis, avec toi, que le sang, qui remplit la cuve, a été extrait de mes veines par un bourreau invisible, pendant le sommeil de la dernière nuit. Je tai attendu longtemps, fils aimé de locéan ; et mes bras assoupis ont engagé un vain combat avec Celui qui sétait introduit dans le vestibule de ma maison Oui, je sens que mon âme est cadenacée dans le verroux de mon corps, et quelle ne peut se dégager, pour fuir loin des rivages que frappe la mer humaine, et nêtre plus témoin du spectacle de la meute livide des malheurs, poursuivant sans relâche, à travers les fondrières et les gouffres de labattement immense, les isards humains. Mais, je ne me plaindrai pas. Jai reçu la vie comme une blessure, et jai défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le Créateur en contemple, à chaque heure de son éternité, la crevasse béante. Cest le châtiment que je lui inflige. Nos coursiers ralentissent la vitesse de leurs pieds dairain ; leurs corps tremble, comme le chasseur surpris par un troupeau de peccaris. Il ne faut pas quils se

130

mettent à écouter ce que nous disons. À force dattention, leur intelligence grandirait, et ils pourraient peut-être nous comprendre. Malheur à eux ; car, ils souffriraient davantage ! En effet, ne pense quaux marcassins de lhumanité : le degré dintelligence qui les sépare des autres êtres de la création ne semble-t-il pas ne leur être accordé quau prix irremédiable de souffrances incalculables ? Imite mon exemple, et que ton éperon dargent senfonce dans les flancs de ton coursier » Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme sils fuyaient lœil humain.
Voici la folle qui passe en dansant, tandis quelle se rappelle vaguement quelque chose. Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si cétait un merle. Elle brandit un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend sa course. Elle a laissé un soulier en chemin, et ne sen aperçoit pas. De longues pattes daraignée circulent sur sa nuque ; ce ne sont autre chose que ses cheveux.Son visage ne ressemble plus au visage humain, et elle lance des éclats de rire comme lhyène. Elle laisse échapper des lambeaux de phrases dans lesquels, en les recousant, très-peu trouveraient une signification claire. Sa robe, percée en plus dun endroit, exécute des mouvements saccadés autour

131

de ses jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi, comme la feuille du peuplier, emportée, elle, sa jeunesse, ses illusions et son bonheur passé, quelle revoit à travers les brumes dune intelligence détruite, par le tourbillon des facultés inconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa beauté primitives ; sa démarche est ignoble, et son haleine respire leau-de-vie. Si les hommes étaient heureux sur cette terre, cest alors quil faudrait sétonner. La folle ne fait aucun reproche, elle est trop fière pour se plaindre, et mourra, sans avoir révélé son secret à ceux qui sintéressent à elle, mais auxquels elle a défendu de ne jamais lui adresser la parole.
Les enfants la poursuivent, à coups de pierre, comme si cétait un merle. Elle a laissé tomber de son sein un rouleau de papier. Un inconnu le ramasse, senferme chez lui toute la nuit, et lit le manuscrit, qui contenait ce qui suit : « Après bien des années stériles, la Providence menvoya une fille. Pendant trois jours, je magenouillai dans les églises, et ne cessai de remercier le grand nom de Celui qui avait enfin exaucé mes vœux. Je nourrissais de mon propre lait celle qui était plus que ma vie, et que je voyais grandir rapidement, douée de toutes les qualités de lâme et du corps.

132

Elle me disait : « Je voudrais avoir une petite sœur pour mamuser avec elle ; recommande au bon Dieu de men envoyer une ; et, pour le récompenser, jentrelacerai, pour lui, une guirlande de violettes, de menthes et de géraniums. » Pour toute réponse, je lenlevais sur mon sein et lembrassais avec amour. Elle savait déjà sintéresser aux animaux, et me demandait pourquoi lhirondelle se contente de raser de laile les chaumières humaines, sans oser y rentrer. Mais, moi, je mettais un doigt sur ma bouche, comme pour lui dire de garder le silence sur cette grave question, dont je ne voulais pas encore lui faire comprendre les éléments, afin de ne pas frapper, par une sensation excessive, son imagination enfantine ; et, je mempressais de détourner la conversation de ce sujet, pénible à traiter pour tout être appartenant à la race qui a étendu une domination injuste sur les autres animaux de la création.Quand elle me parlait des tombes du cimetière, en me disant quon respirait dans cette atmosphère les agréables parfums des cyprès et des immortelles, je me gardais de la contredire ; mais, je lui disais que cétait la ville des oiseaux, que, là, ils chantaient depuis laurore jusquau crépuscule du soir, et que les tombes étaient leurs nids, où ils

133

couchaient la nuit avec leur famille, en soulevant le marbre.Tous les mignons vêtements qui la couvraient, cest moi qui les avais cousus, ainsi que les dentelles, aux mille arabesques, que je réservais pour le dimanche. Lhiver, elle avait sa place légitime autour de la grande cheminée ; car elle se croyait une personne sérieuse, et, pendant lété, la prairie reconnaissait la suave pression de ses pas, quand elle saventurait, avec son filet de soie, attaché au bout dun jonc, après les colibris, pleins dindépendance, et les papillons, aux zigzags agaçants. « Que fais-tu, petite vagabonde, quand la soupe tattend depuis une heure, avec la cuillère qui simpatiente ? » Mais, elle sécriait, en me sautant au cou, quelle ny reviendrait plus. Le lendemain, elle séchappait de nouveau, à travers les marguerites et les résédas ; parmi les rayons du soleil et le vol tournoyant des insectes éphémères ; ne connaissant que la coupe prismatique de la vie, pas encore le fiel ; heureuse dêtre plus grande que la mésange ; se moquant de la fauvette, qui ne chante pas si bien que le rossignol ; tirant sournoisement la langue au vilain corbeau, qui la regardait paternellement ; et gracieuse comme un jeune chat.

134

Je ne devais pas longtemps jouir de sa présence ; le temps sapprochait, où elle devait, dune manière inattendue, faire ses adieux aux enchantements de la vie, abandonnant pour toujours la compagnie des tourterelles, des gelinottes et des verdiers, les babillements de la tulipe et de lanémone, les conseils des herbes du marécage, lesprit incisif des grenouilles, et la fraîcheur des ruisseaux. On me raconta ce qui sétait passé ; car, moi, je ne fus pas présente à lévénement qui eut pour conséquence la mort de ma fille. Si je lavais été, jaurais défendu cet ange au prix de mon sang Maldoror passait avec son bouledogue ; il voit une jeune fille qui dort à lombre dun platane, et il la prit dabord pour une rose. On ne peut dire qui séleva le plus tôt dans son esprit, ou la vue de cette enfant, ou la résolution qui en fut la suite. Il se déshabille rapidement, comme un homme qui sait ce quil va faire. Nu comme une pierre, il sest jeté sur le corps de la jeune fille, et lui a levé la robe pour commettre un attentat à la pudeur à la clarté du soleil ! Il ne se gênera pas, allez ! Ninsistons pas sur cette action impure. Lesprit mécontent, il se rhabille avec précipitation, jette un regard de prudence sur la route poudreuse,

135

où personne ne chemine, et ordonne au bouledogue détrangler avec le mouvement de ses mâchoires, la jeune fille ensanglantée. Il indique au chien de la montagne la place où respire et hurle la victime souffrante, et se retire à lécart, pour ne pas être témoin de la rentrée des dents pointues dans les veines roses. Laccomplissement de cet ordre put paraître sévère au bouledogue. Il crut quon lui demanda ce qui avait été déjà fait, et se contenta, ce loup, au muffle monstrueux, de violer à son tour la virginité de cette enfant délicate. De son ventre déchiré, le sang coule de nouveau le long de ses jambes, à travers la prairie. Ses gémissements se joignent aux pleurs de lanimal.La jeune fille lui présente la croix dor qui ornait son cou, afin quil lépargne ; elle navait pas osé le présenter aux yeux farouches de celui qui, dabord, avait eu la pensée de profiter de la faiblesse de son âge. Mais le chien nignorait pas que, sil désobéissait à son maître, un couteau lancé de dessous une manche, ouvrirait brusquement ses entrailles, sans crier gare.Maldoror (comme ce nom répugne à prononcer !) entendait les agonies de la douleur, et sétonnait que la victime eût la vie si dure, pour ne pas être encore morte.Il sapproche de lautel sacrificatoire,

136

et voit la conduite de son bouledogue, livré à de bas penchants, et qui élevait sa tête au-dessus de la jeune fille, comme un naufragé élève la sienne, au-dessus des vagues en courroux. Il lui donne un coup de pied et lui fend un œil. Le bouledogue, en colère, senfuit dans la campagne, entraînant après lui, pendant un espace de route qui est toujours trop long, pour si court quil fût, le corps de la jeune fille suspendue, qui na été dégagé que grâce aux mouvements saccadés de la fuite ; mais, il craint dattaquer son maître, qui ne le reverra plus. Celui-ci tire de sa poche un canif américain, composé de dix à douze lames qui servent à divers usages. Il ouvre les pattes anguleuses de cet hydre dacier ; et, muni dun pareil scalpel, voyant que le gazon navait pas encore disparu sous la couleur de tant de sang versé, sapprête, sans pâlir, à fouiller courageusement le vagin de la malheureuse enfant. De ce trou élargi, il retire successivement les organes intérieurs ; les boyaux, les poumons, le foie et enfin le cœur lui- même sont arrachés de leurs fondements et entraînés à la lumière du jour, par louverture épouvantable. Le sacrificateur saperçoit que la jeune fille, poulet vidé, est morte depuis longtemps ; il cesse la persévérance croissante

137

de ses ravages, et laisse le cadavre redormir à lombre du platane.On ramassa le canif, abandonné à quelques pas. Un berger, témoin du crime, dont on navait pas découvert lauteur, ne le raconta que longtemps après, quand il se fut assuré que le criminel avait gagné en sûreté les frontières, et quil navait plus à redouter la vengeance certaine proférée contre lui, en cas de révélation. Je plaignis linsensé qui avait commis ce forfait, que le législateur navait pas prévu, et qui navait pas eu de précédents. Je le plaignis, parce quil est probable quil navait pas gardé lusage de la raison, quand il mania le poignard à la lame quatre fois triple, labourant de fond en comble, les parois des viscères. Je le plaignis, parce que, sil nétait pas fou, sa conduite honteuse devait couver une haine bien grande contre ses semblables, pour sacharner ainsi sur les chairs et les artères dun enfant inoffensif, qui fut ma fille. Jassistai à lenterrement de ces décombres humains, avec une résignation muette ; et chaque jour je viens prier sur une tombe. » À la fin de cette lecture, linconnu ne peut plus garder ses forces, et sévanouit. Il reprend ses sens, et brûle le manuscrit. Il avait oublié ce souvenir de sa jeunesse (lhabitude émousse la mémoire !) ; et après

138

vingt ans dabsence, il revenait dans ce pays fatal. Il nachètera pas de bouledogue ! Il ne conversera pas avec les bergers ! Il nira pas dormir à lombre des platanes ! Il reprend ses sens, et brûle le manuscrit. Il avait oublié ce souvenir de sa jeunesse (lhabitude émousse la mémoire !) ; et après vingt ans dabsence, il revenait dans ce pays fatal. Il nachètera pas de bouledogue ! Il ne conversera pas avec les bergers ! Il nira pas dormir à lombre des platanes ! Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si cétait un merle. Tremdall a touché la main pour la dernière fois, à celui qui sabsente volontairement, toujours fuyant devant lui, toujours limage de lhomme le poursuivant. Le juif errant se dit que, si le sceptre de la terre appartenait à la race des crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, debout sur la vallée, a mis une main devant ses yeux, pour concentrer les rayons solaires, et rendre sa vue plus perçante, tandis que lautre palpe le sein de lespace, avec le bras horizontal et immobile. Penché en avant, statue de lamitié, il regarde avec des yeux, mystérieux comme la mer, grimper, sur la pente de la côte, les guêtres du voyageur, aidé de son bâton ferré. Tremdall a touché la main pour la dernière fois, à celui qui sabsente volontairement,

139

toujours fuyant devant lui, toujours limage de lhomme le poursuivant. Le juif errant se dit que, si le sceptre de la terre appartenait à la race des crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, debout sur la vallée, a mis une main devant ses yeux, pour concentrer les rayons solaires, et rendre sa vue plus perçante, tandis que lautre palpe le sein de lespace, avec le bras horizontal et immobile. Penché en avant, statue de lamitié, il regarde avec des yeux, mystérieux comme la mer, grimper, sur la pente de la côte, les guêtres du voyageur, aidé de son bâton ferré. La terre semble manquer à ses pieds, et quand même il le voudrait, il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments : « Il est loin ; je vois sa silhouette cheminer sur un étroit sentier. Où sen va-t-il, de ce pas pesant ? Il ne le sait lui-même Cependant, je suis persuadé que je ne dors pas : quest-ce qui sapproche, et va à la rencontre de Maldoror ? Comme il est grand, le dragon plus quun chêne ! On dirait que ses ailes blanchâtres, nouées par de fortes attaches, ont des nerfs dacier, tant elles fendent lair avec aisance. Son corps commence par un buste de tigre, et se termine par une longue queue de serpent.

140

Je nétais pas habitué à voir ces choses. Qua-t-il donc sur le front ? Jy vois écrit, dans une langue symbolique, un mot que je ne puis déchiffrer. Dun dernier coup daile, il sest transporté auprès de celui dont je connais le timbre de voix. Il lui a dit : « Je tattendais, et toi aussi. Lheure est arrivée ; me voilà. Lis, sur mon front, mon nom écrit en signes hiéroglyphiques. » Mais lui, à peine a-t-il vu venir lennemi, sest changé en aigle immense, et se prépare au combat, en faisant claquer de contentement son bec recourbé, voulant dire par là quil se charge, à lui seul, de manger la partie postérieure du dragon. Les voilà qui tracent des cercles dont la concentricité diminue, espionnant leurs moyens réciproques, avant de combattre ; ils font bien. Le dragon me paraît plus fort ; je voudrais quil remportât la victoire sur laigle.Je vais éprouver de grandes émotions, à ce spectacle où une partie de mon être est engagée. Puissant dragon, je texciterai de mes cris, sil est nécessaire ; car, il est de lintérêt de laigle quil soit vaincu. Quattendent-ils pour sattaquer ? Je suis dans des transes mortelles. Voyons, dragon, commence, toi, le premier, lattaque. Tu viens de lui donner un coup de griffe sec : ce nest pas trop mal.

141

Je tassure que laigle laura senti ; le vent emporte la beauté de ses plumes, tâchées de sang. Ah ! laigle tarrache un œil avec son bec, et, toi, tu ne lui avais arraché que la peau ; il fallait faire attention à cela. Bravo, prends ta revanche, et casse-lui une aile ; il ny a pas à dire, tes dents de tigre sont très bonnes. Si tu pouvais approcher de laigle, pendant quil tournoie dans lespace, lancé en bas vers la campagne ! Je le remarque, cet aigle tinspire de la retenue, même quand il tombe. Il est par terre, il ne pourra pas se relever. Laspect de toutes ces blessures béantes menivre. Vole à fleur de terre autour de lui, et, avec les coups de ta queue écaillée de serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau dragon ; enfonce-lui tes griffes vigoureuses, et que le sang se mêle au sang, pour former des ruisseaux où il ny ait pas deau. Cest facile à dire, mais non à faire. Laigle vient de combiner un nouveau plan stratégique de défense, occasionné par les chances malencontreuses de cette lutte mémorable ; il est prudent. Il sest assis solidement, dans une position inébranlable, sur laile restante, sur ses deux cuisses, et sur sa queue, qui lui servait auparavant de gouvernail. Il défie des efforts plus extraordinaires que ceux quon lui a opposés jusquici.

142

Tantôt, il tourne aussi vite que le tigre, et na pas lair de se fatiguer ; tantôt, il se couche sur le dos, avec ses deux fortes pattes en lair, et, avec sang-froid, regarde ironiquement son adversaire. Il faudra, à bout de compte, que je sache qui sera le vainqueur ; le combat ne peut pas séterniser. Je songe aux conséquences quil en résultera ! Laigle est terrible, et fait des sauts énormes qui ébranlent la terre, comme sil allait prendre son vol ; cependant, il sait que cela lui est impossible. Le dragon ne sy fie pas ; il croit quà chaque instant laigle va lattaquer par le côté où il manque dœil Malheureux que je suis ! Cest ce qui arrive. Comment le dragon sest laissé prendre à la poitrine ? Il a beau user de la ruse et de la force ; je maperçois que laigle, collé à lui par tous ses membres, comme une sangsue, enfonce de plus en plus son bec, malgré de nouvelles blessures quil reçoit, jusquà la racine du cou, dans le ventre du dragon. On ne lui voit que le corps. Il paraît être à laise ; il ne se presse pas den sortir. Il cherche sans doute quelque chose, tandis que le dragon, à la tête de tigre, pousse des beuglements qui réveillent les forêts. Voilà laigle, qui sort de cette caverne. Aigle, comme tu es horrible ! Tu es plus rouge quune mare de sang !

143

Quoique tu tiennes dans ton bec nerveux un cœur palpitant, tu es si couvert de blessures, que tu peux à peine te soutenir sur tes pattes emplumées ; et que tu chancelles, sans desserrer le bec, à côté du dragon qui meurt dans deffroyables agonies. La victoire a été difficile ; nimporte, tu las remportée : il faut, au moins, dire la vérité Tu agis daprès les règles de la raison, en te dépouillant de la forme daigle, pendant que tu téloignes du cadavre du dragon. Ainsi donc, Maldoror, tu as été vainqueur ! Ainsi donc, Maldoror, tu as vaincu lEspérance ! Désormais, le désespoir se nourrira de ta substance la plus pure ! Désormais, tu rentres, à pas délibérés, dans la carrière du mal ! Malgré que je sois, pour ainsi dire, blasé sur la souffrance, le dernier coup que tu as porté au dragon na pas manqué de se faire sentir en moi. Juge toi-même si je souffre ! Mais tu me fais peur. Voyez, voyez, dans le lointain, cet homme qui senfuit. Sur lui, terre excellente, la malédiction a poussé son feuillage touffu ; il est maudit et il maudit. Où portes-tu tes sandales ? Où ten vas-tu, hésitant comme un somnambule, au-dessus dun toit ? Que ta destinée perverse saccomplisse ! Maldoror, adieu ! Adieu, jusquà léternité, où nous ne nous retrouverons pas ensemble ! »

144

Cétait une journée de printemps. Les oiseaux répandaient leurs cantiques en gazouillements, et les humains, rendus à leurs différents devoirs, se baignaient dans la sainteté de la fatigue. Tout travaillait à sa destinée : les arbres, les planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur ! Il était étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somnifère ; ses dents nétaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux. Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux, son corps faisait des efforts inutiles pour se relever. Ses forces lavaient abandonné, et il gisait, là, faible comme le ver de terre, impassible comme lécorce. Des flots de vin remplissaient les ornières, creusées par les soubresauts nerveux de ses épaules. Labrutissement, au groin de porc, le couvrait de ses ailes protectrices, et lui jetait un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus, balayaient le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait de ses narines : dans sa chute, sa figure avait frappé contre un poteau Il était soûl ! Horriblement soûl ! Soûl comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang ! Il remplissait lécho de paroles incohérentes, que je me garderai de répéter ici ;

145

si livrogne suprême ne se respecte pas, moi, je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le Créateur se soûlât ! Pitié pour cette lèvre, souillée dans les coupes de lorgie ! Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes dans le dos, et dit : « Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié de sa course : travaille, fainéant, et ne mange pas le pain des autres. Attends un peu, et tu vas voir, si jappelle le kakatoès, au bec crochu. » Le pivert et la chouette, qui passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et dirent : « Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre ? Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux ? Mais, ni la taupe, ni le casoar, ni le flammant ne timiteront, je te le jure. » Lâne, qui passait, lui donna un coup de pied sur la tempe, et dit : « Ça, pour toi. Que tavais-je fait pour me donner des oreilles si longues ? Il ny a pas jusquau grillon qui ne me méprise. » Le crapaud, qui passait, lança un jet de bave sur son front, et dit : « Ça, pour toi. Si tu ne mavais fait lœil si gros, et que je teusse aperçu dans létat où je te vois, jaurais chastement caché la beauté de tes membres sous une pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin que nul ne te vît.» Le lion, qui passait, inclina sa face royale, et dit :

146

« Pour moi, je le respecte, quoique sa splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres, qui faites les orgueilleux, et nêtes que des lâches, puisque vous lavez attaqué quand il dormait, seriez-vous contents, si, mis à sa place, vous supportiez, de la part des passants, les injures que vous ne lui avez pas épargnées. » Lhomme, qui passait, sarrêta devant le Créateur méconnu ; et, aux applaudissements du morpion et de la vipère, fienta, pendant trois jours, sur son visage auguste ! Malheur à lhomme, à cause de cette injure ; car, il na pas respecté lennemi, étendu dans le mélange de boue, de sang et de vin ; sans défense, et presque inanimé ! Alors, le Dieu souverain, réveillé, enfin, par toutes ces insultes mesquines, se releva comme il put ; en chancelant, alla sasseoir sur une pierre, les bras pendants, comme les deux testicules du poitrinaire ; et jeta un regard vitreux, sans flamme, sur la nature entière, qui lui appartenait. Ô humains, vous êtes les enfants terribles ; mais, je vous en supplie, épargnons cette grande existence, qui na pas encore fini de cuver la liqueur immonde, et, nayant pas conservé assez de force pour se tenir droite, est retombée, lourdement, sur cette roche, où elle sest assise, comme un voyageur.

147

Faites attention à ce mendiant qui passe ; il a vu que le derviche tendait un bras affamé, et, sans savoir à qui il faisait laumône, il a jeté un morceau de pain dans cette main qui implore la miséricorde. Le Créateur lui a exprimé sa reconnaissance par un mouvement de tête. Oh ! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment les rênes de lunivers devient une chose difficile ! Le sang monte quelquefois à la tête, quand on sapplique à tirer du néant une dernière comète, avec une nouvelle race desprits. Lintelligence, trop remuée de fond en comble, se retire comme un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les égarements dont vous avez été témoins ! Une lanterne rouge, drapeau du vice, suspendue à lextrémité dune tringle, balançait sa carcasse au fouet des quatre vents, au-dessus dune porte massive et vermoulue. Un corridor sale, qui sentait la cuisse humaine, donnait sur un préau, où cherchaient leur pâture des coqs et des poules, plus maigres que leurs ailes. Sur la muraille qui servait denceinte au préau, et située du côté de louest, étaient parcimonieusement pratiquées diverses ouvertures, fermées par un guichet grillé. La mousse recouvrait ce corps de logis, qui, sans doute, avait été un couvent et

148

servait, à lheure actuelle, avec le reste du bâtiment, comme demeure de toutes ces femmes qui montraient chaque jour, à ceux qui entraient, lintérieur de leur vagin, en échange dun peu dor. Jétais sur un pont, dont les piles plongeaient dans leau fangeuse dun fossé de ceinture.De sa surface élevée, je contemplais dans la campagne cette construction penchée sur sa vieillesse et les moindres détails de son architecture intérieure. Quelquefois, la grille dun guichet sélevait sur elle-même en grinçant, comme par limpulsion ascendante dune main qui violentait la nature du fer : un homme présentait sa tête à louverture dégagée à moitié, avançait ses épaules, sur lesquelles tombait le plâtre écaillé, faisait suivre, dans cette extraction laborieuse, son corps couvert de toiles daraignées. Mettant ses mains, ainsi quune couronne, sur les immondices de toutes sortes qui pressaient le sol de leur poids, tandis quil avait encore la jambe engagée dans les torsions de la grille, il reprenait ainsi sa posture naturelle, allait tremper ses mains dans un baquet boiteux, dont leau savonnée avait vu sélever, tomber des générations entières, et séloignait ensuite, le plus vite possible, de ces ruelles faubouriennes, pour aller respirer

149

lair pur vers le centre de la ville. Lorsque le client était sorti, une femme toute nue se portait au dehors, de la même manière, et se dirigeait vers le même baquet. Alors, les coqs et les poules accouraient en foule des divers points du préau, attirés par lodeur séminale, la renversaient par terre, malgré ses efforts vigoureux, dirigeait vers le même baquet. Alors, les coqs et les poules accouraient en foule des divers points du préau, attirés par lodeur séminale, la renversaient par terre, malgré ses efforts vigoureux,trépignaient la surface de son corps comme un fumier et déchiquetaient, à coups de bec, jusquà ce quil sortît du sang, les lèvres flasques de son vagin gonflé.Les poules et les coqs, avec leur gosier rassasié, retournaient gratter lherbe du préau ; la femme, devenue propre, se relevait, tremblante, couverte de blessures, comme lorsquon séveille après un cauchemar. Elle laissait tomber le torchon quelle avait apporté pour essuyer ses jambes ; nayant plus besoin du baquet commun, elle retournait dans sa tanière, comme elle en était sortie, pour attendre une autre pratique. À ce spectacle, moi, aussi, je voulus pénétrer dans cette maison ! Jallai descendre du pont, quand je vis, sur lentablement dun pilier, cette

150

inscription, en caractères hébreux : « Vous, qui passez sur ce pont, ny allez pas. Le crime y séjourne avec le vice ; un jour, ses amis attendirent en vain un jeune homme qui avait franchi la porte fatale. » La curiosité lemporta sur la crainte ; au bout de quelques instants, jarrivai devant un guichet, dont la grille possédait de solides barreaux, qui sentre-croisaient étroitement. Je voulus regarder dans lintérieur, à travers ce tamis épais. Dabord, je ne pus rien voir ; mais, je ne tardai pas à distinguer les objets qui étaient dans la chambre obscure, grâce aux rayons du soleil qui diminuait sa lumière et allait bientôt disparaître à lhorizon. La première et la seule chose qui frappa ma vue fut un bâton blond, composé de cornets, senfonçant les uns dans les autres. Ce bâton se mouvait ! Il marchait dans la chambre ! Ses secousses étaient si fortes, que le plancher chancelait ; avec ses deux bouts, il faisait des brèches énormes dans la muraille et paraissait un bélier quon ébranle contre la porte dune ville assiégée. Ses efforts étaient inutiles ; les murs étaient construits avec de la pierre de taille, et, quand il choquait la paroi, je le voyais se recourber en lame dacier et rebondir comme une balle élastique. Ce bâton nétait donc pas fait en bois ! Je remarquai, ensuite,

151

quil se roulait et se déroulait avec facilité comme une anguille. Quoique haut comme un homme, il ne se tenait pas droit. Quelquefois, il lessayait, et montrait un de ses bouts, devant le grillage du guichet. Il faisait des bonds impétueux, retombait à terre et ne pouvait défoncer lobstacle. Je me mis à le regarder de plus en plus attentivement et je vis que cétait un cheveu ! Après une grande lutte, avec la matière qui lentourait comme une prison, il alla sappuyer contre le lit qui était dans cette chambre, la racine reposant sur un tapis et la pointe adossée au chevet. Après quelques instants de silence, pendant lesquels jentendis des sanglots entrecoupés, il éleva la voix et parla ainsi : « Mon maître ma oublié dans cette chambre ; il ne vient pas me chercher. Il sest levé de ce lit, où je suis appuyé, il a peigné sa chevelure parfumée et na pas songé quauparavant jétais tombé à terre. Cependant, sil mavait ramassé, je naurais pas trouvé étonnant cet acte de simple justice. Il mabandonne, dans cette chambre claquemurée, après sêtre enveloppé dans les bras dune femme. Et quelle femme ! Les draps sont encore moites de leur contact attiédi et portent, dans leur désordre, lempreinte dune nuit passée dans lamour » Et je me demandais qui pouvait être

152

son maître ! Et mon œil se recollait à la grille avec plus dénergie ! « Pendant que la nature entière sommeillait dans sa chasteté, lui, il sest accouplé avec une femme dégradée, dans des embrassements lascifs et impurs. Il sest abaissé jusquà laisser approcher, de sa face auguste, des joues méprisables par leur impudence habituelle, flétries dans leur séve. Il ne rougissait pas, mais, moi, je rougissais pour lui. Il est certain quil se sentait heureux de dormir avec une telle épouse dune nuit.La femme, étonnée de laspect majestueux de cet hôte, semblait éprouver des voluptés incomparables, lui embrassait le cou avec frénésie. » Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mon œil se recollait à la grille avec plus dénergie ! « Moi, pendant ce temps, je sentais des pustules envenimées qui croissaient plus nombreuses, en raison de son ardeur inaccoutumée pour les jouissances de la chair, entourer ma racine de leur fiel mortel, absorber, avec leurs ventouses, la substance génératrice de ma vie. Plus ils soubliaient, dans leurs mouvements insensés, plus je sentais mes forces décroître. Au moment où les désirs corporels atteignaient au paroxysme de la fureur, je maperçus que ma racine saffaissait sur elle-même, comme un

153

soldat blessé par une balle. Le flambeau de la vie sétant éteint en moi, je me détachai, de sa tête illustre, comme une branche morte ; je tombai à terre, sans courage, sans force, sans vitalité ; mais, avec une profonde pitié pour celui auquel jappartenais ; mais, avec une éternelle douleur pour son égarement volontaire ! » Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mon œil se recollait à la grille avec plus dénergie ! « Sil avait, au moins, entouré de son âme le sein innocent dune vierge. Elle aurait été plus digne de lui et la dégradation aurait été moins grande. Il embrasse, avec ses lèvres, ce front couvert de boue, sur lequel les hommes ont marché avec le talon, plein de poussière ! Il aspire, avec des narines effrontées, les émanations de ces deux aisselles humides ! Jai vu la membrane des dernières se contracter de honte, pendant que, de leur côté, les narines se refusaient à cette respiration infâme. Mais lui, ni elle, ne faisaient aucune attention aux avertissements solennels des aisselles, à la répulsion morne et blême des narines. Elle levait davantage ses bras, et lui, avec une poussée plus forte, enfonçait son visage dans leur creux. Jétais obligé dêtre le complice de cette profanation. Jétais obligé dêtre le spectateur de ce déhanchement

154

inouï ; dassister à lalliage forcé de ces deux êtres, dont un abîme incommensurable séparait les natures diverses» Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mon œil se recollait à la grille avec plus dénergie ! « Quand il fut rassasié de respirer cette femme, il voulut lui arracher ses muscles un par un ; mais, comme cétait une femme, il lui pardonna et préféra faire souffrir un être de son sexe. Il appela, dans la cellule voisine, un jeune homme qui était venu dans cette maison pour passer quelques moments dinsouciance avec une de ces femmes, et lui enjoignit de venir se placer à un pas de ses yeux. Il y avait longtemps que je gisais sur le sol. Nayant pas la force de me lever sur ma racine brûlante, je ne pus voir ce quils firent. Ce que je sais, cest quà peine le jeune homme fut à portée de sa main, que des lambeaux de chair tombèrent aux pieds du lit et vinrent se placer à mes côtés. Ils me racontaient tout bas que les griffes de mon maître les avaient détachés des épaules de ladolescent. Celui-ci, au bout de quelques heures, pendant lesquelles il avait lutté contre une force plus grande, se leva du lit et se retira majestueusement. Il était littéralement écorché des pieds jusquà la tête ; il traînait, à travers

155

les dalles de la chambre, sa peau retournée. Il se disait que son caractère était plein de bonté ; quil aimait à croire ses semblables bons aussi ; que pour cela il avait acquiescé au souhait de létranger distingué qui lavait appelé auprès de lui ; mais que, jamais, au grand jamais, il ne se serait attendu à être torturé par un bourreau. Par un pareil bourreau, ajoutait-il après une pause. Enfin, il se dirigea vers le guichet, qui se fendit avec pitié jusquau nivellement du sol, en présence de ce corps dépourvu dépiderme. Sans abandonner sa peau, qui pouvait encore lui servir, ne serait-ce que comme manteau, il essaya de disparaître de ce coupe-gorge ; une fois éloigné de la chambre, je ne pus voir sil avait eu la force de regagner la porte de sortie. Oh ! comme les poules et les coqs séloignaient avec respect, malgré leur faim, de cette longue traînée de sang, sur la terre imbibée ! » Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus dénergie ! « Alors, celui qui aurait dû penser davantage à sa dignité et à sa justice, se releva, péniblement, sur son coude fatigué. Seul, sombre, dégoûté et hideux ! Il shabilla lentement. Les nonnes, ensevelies depuis des siècles dans les catacombes du couvent, après avoir été réveillées en sursaut par les

156

bruits de cette nuit horrible, qui sentre-choquaient entre eux dans une cellule située au-dessus des caveaux, se prirent par la main, et vinrent former une ronde funèbre autour de lui. Pendant quil recherchait les décombres de son ancienne splendeur ; quil lavait ses mains avec du crachat en les essuyant ensuite sur ses cheveux (il valait mieux les laver avec du crachat, que de ne pas les laver du tout, après le temps dune nuit entière passée dans le vice et le crime), elles entonnèrent les prières lamentables pour les morts, quand quelquun est descendu dans la tombe. En effet, le jeune homme ne devait pas survivre à ce supplice, exercé sur lui par une main divine, et ses agonies se terminèrent pendant les chants des nonnes » Je me rappelai linscription du pilier ; je compris ce quétait devenu le rêveur pubère que ses amis attendaient encore chaque jour depuis le moment de sa disparition Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus dénergie ! « Les murailles sécartèrent pour le laisser passer ; les nonnes, le voyant prendre son essor, dans les airs, avec des ailes quil avait cachées jusque-là dans sa robe démeraude, se replacèrent en silence dessous le couvercle

157

de la tombe. Il est parti dans sa demeure céleste, en me laissant ici ; cela nest pas juste. Les autres cheveux sont restés sur sa tête ; et, moi, je gis, dans cette chambre lugubre, sur le parquet couvert de sang caillé, de lambeaux de viande sèche ; cette chambre est devenue damnée, depuis quil sy est introduit ; personne ny entre ; cependant, jy suis enfermé. Cen est donc fait ! Je ne verrai plus les légions des anges marcher en phalanges épaisses, ni les astres se promener dans les jardins de lharmonie. Eh bien, soit je saurai supporter mon malheur avec résignation. Mais, je ne manquerai pas de dire aux hommes ce qui sest passé dans cette cellule. Je leur donnerai la permission de rejeter leur dignité, comme un vêtement inutile, puisquils ont lexemple de mon maître ; je leur conseillerai de sucer la verge du crime, puisquun autre la déjà fait » Le cheveu se tut Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus dénergie ! Aussitôt le tonnerre éclata ; une lueur phosphorique pénétra dans la chambre. Je reculai, malgré moi, par je ne sais quel instinct davertissement ; quoique je fusse éloigné du guichet, jentendis une autre voix, mais, celle-ci rampante et douce, de crainte de se

158

faire entendre : « Ne fais pas de pareils bonds ! Tais-toi si quelquun tentendait ! je te replacerai parmi les autres cheveux ; mais, laisse dabord le soleil se coucher à lhorizon, afin que la nuit couvre tes pas je ne tai pas oublié ; mais, on taurait vu sortir, et jaurais été compromis. Oh ! si tu savais comme jai souffert depuis ce moment ! Revenu au ciel, mes archanges mont entouré avec curiosité ; ils nont pas voulu me demander le motif de mon absence. Eux, qui navaient jamais osé élever leur vue sur moi, jetaient, sefforçant de deviner lénigme, des regards stupéfaits sur ma face abattue, quoiquils naperçussent pas le fond de ce mystère, et se communiquaient tout bas des pensées qui redoutaient en moi quelque changement inaccoutumé. Ils pleuraient des larmes silencieuses ; ils sentaient vaguement que je nétais plus le même, devenu inférieur à mon identité. Ils auraient voulu connaître quelle funeste résolution mavait fait franchir les frontières du ciel, pour venir mabattre sur la terre, et goûter des voluptés éphémères, queux-mêmes méprisent profondément. Ils remarquèrent sur mon front une goutte de sperme, une goutte de sang. La première avait jailli des cuisses de la courtisane ! La deuxième sétait

159

élancée des veines du martyr ! Stygmates odieux ! Rosaces inébranlables ! Mes archanges ont retrouvé, pendus aux halliers de lespace, les débris flamboyants de ma tunique dopale, qui flottaient sur les peuples béants. Ils nont pas pu la reconstruire, et mon corps reste nu devant leur innocence ; châtiment mémorable de la vertu abandonnée. Vois les sillons qui se sont tracé un lit sur mes joues décolorées : cest la goutte de sperme et la goutte de sang, qui filtrent lentement le long de mes rides sèches. Arrivées à la lèvre supérieure, elles font un effort immense, et pénètrent dans le sanctuaire de ma bouche, attirées, comme un aimant, par le gosier irrésistible. Elles métouffent, ces deux gouttes implacables. Moi, jusquici, je métais cru le Tout-Puissant ; mais, non ; je dois abaisser le cou devant le remords qui me crie : « Tu nes quun misérable ! » Ne fais pas de pareils bonds ! Tais-toi tais-toi si quelquun tentendait ! je te replacerai parmi les autres cheveux ; mais, laisse dabord le soleil se coucher à lhorizon, afin que la nuit couvre tes pas Jai vu Satan, le grand ennemi, redresser les enchevêtrements osseux de la charpente, au-dessus de son engourdissement de larve, et, debout, triomphant, sublime,

160

haranguer ses troupes rassemblées ; comme je le mérite, me tourner en dérision. Il a dit quil sétonnait beaucoup que son orgueilleux rival, pris en flagrant délit par le succès, enfin réalisé, dun espionnage perpétuel, pût ainsi sabaisser jusquà baiser la robe de la débauche humaine, par un voyage de long cours à travers les récifs de léther, et faire périr, dans les souffrances, un membre de lhumanité. Il a dit que ce jeune homme, broyé dans lengrenage de mes supplices raffinés, aurait peut-être pu devenir une intelligence de génie ; consoler les hommes, sur cette terre, par des chants admirables de poésie, de courage, contre les coups de linfortune. Il a dit que les nonnes du couvent-lupanar ne retrouvent plus leur sommeil ; rôdent dans le préau, gesticulant comme des automates, écrasant avec le pied les renoncules et les lilas ; devenues folles dindignation, mais, non assez, pour ne pas se rappeler la cause qui engendra cette maladie, dans leur cerveau (Les voici qui savancent, revêtues de leur linceul blanc ; elle ne se parlent pas ; elle se tiennent par la main. Leurs cheveux tombent en désordre sur leurs épaules nues ; un bouquet de fleurs noires est penché sur leur sein.

161

Nonnes, retournez dans vos caveaux ; la nuit nest pas encore complètement arrivée ; ce nest que le crépuscule du soir O cheveu, tu le vois toi-même ; de tous les côtés, je suis assailli par le sentiment déchaîné de ma dépravation !) Il a dit que le Créateur, qui se vante dêtre la Providence de tout ce qui existe, sest conduit avec beaucoup de légèreté, pour ne pas dire plus, en offrant un pareil spectacle aux mondes étoilés ; car, il a affirmé clairement le dessein quil avait daller rapporter dans les planètes orbiculaires comment je maintiens, par mon propre exemple, la vertu et la bonté dans la vastitude de mes royaumes.Il a dit que la grande estime, quil avait pour un ennemi si noble, sétait envolée de son imagination, et quil préférait porter la main sur le sein dune jeune fille, quoique cela soit un acte de méchanceté exécrable, que de cracher sur ma figure, recouverte de trois couches de sang et de sperme mêlés, afin de ne pas salir son crachat baveux. Il a dit quil se croyait, à juste titre, supérieur à moi, non par le vice, mais par la vertu et la pudeur ; non par le crime, mais par la justice. Il a dit quil fallait mattacher à une claie, à cause de mes fautes innombrables ; me faire brûler à petit feu dans un brasier ardent, pour me jeter ensuite dans la mer, si toutefois

162

la mer voudrait me recevoir. Que puisque je me vantais dêtre juste, moi, qui lavais condamné au peines éternelles pour une révolte légère qui navait pas eu de suites graves, je devais donc faire justice sévère sur moi-même, et juger impartialement ma conscience, chargée diniquités Ne fais pas de pareils bonds ! Tais-toi tais-toi si quelquun tentendait ! je te replacerai parmi les autres cheveux ; mais, laisse dabord le soleil se coucher à lhorizon, afin que la nuit couvre tes pas. » Il sarrêta un instant ; quoique je ne le visse point, je compris, par ce temps darrêt nécessaire, que la houle de lémotion soulevait sa poitrine, comme un cyclone giratoire soulève une famille de baleines. Poitrine divine, souillée, un jour, par lamer contact des têtons dune femme sans pudeur ! Âme royale, livrée, dans un moment doubli, au crabe de la débauche, au poulpe de la faiblesse de caractère, au requin de labjection individuelle, au boa de la morale absente, et au colimaçon monstrueux de lidiotisme ! Le cheveu et son maître sembrassèrent étroitement, comme deux amis qui se revoient après une longue absence. Le Créateur continua, accusé reparaissant devant son propre tribunal : Et les hommes, que penseront-ils de moi, dont ils avaient une opinion si élevée,

163

quand ils apprendront les errements de ma conduite, la marche hésitante de ma sandale, dans les labyrinthes boueux de la matière, et la direction de ma route ténébreuse à travers les eaux stagnantes et les humides joncs de la mare où, recouvert de brouillards, bleuit et mugit le crime, à la patte sombre ! Je maperçois quil faut que je travaille beaucoup à ma réhabilitation, dans lavenir, afin de reconquérir leur estime. Je suis le Grand-Tout ; et cependant, par un côté, je reste inférieur aux hommes, que jai créés avec un peu de sable ! Raconte-leur un mensonge audacieux, et dis-leur que je ne suis jamais sorti du ciel, constamment enfermé, avec les soucis du trône, entre les marbres, les statues et les mosaïques de mes palais. Je me suis présenté devant les célestes fils de lhumanité ; je leur ai dit : « Chassez le mal de vos chaumières, et laissez entrer au foyer le manteau du bien. Celui-ci qui portera la main sur un de ses semblables, en lui faisant au sein une blessure mortelle, avec le fer homicide, quil nespère point les effets de ma miséricorde, et quil redoute les balances de la justice. Il ira cacher sa tristesse dans les bois ; mais, le bruissement des feuilles, à travers les clairières, chantera à ses oreilles la ballade du remords ;

164

et il senfuira de ces parages, piqué à la hanche par le buisson, le houx et le chardon bleu, ses pas rapides entrelacés par la souplesse des lianes et les morsures des scorpions. Il se dirigera vers les galets de la plage ; mais, la marée montante, avec ses embruns et son approche dangereuse, lui raconteront quils nignorent pas son passé ; et il précipitera sa course aveugle vers le couronnement de la falaise, tandis que les vents stridents déquinoxe, en senfonçant dans les grottes naturelles du golfe et les carrières pratiquées sous la muraille des rochers retentissants, beugleront comme les troupeaux immenses des buffles des pampas. Les phares de la côte le poursuivront, jusquaux limites du septentrion, de leurs reflets sarcastiques, et les feux follets des maremmes, simples vapeurs en combustion, dans leurs danses fantastiques, feront frissonner les poils de ses pores, et verdir liris de ses yeux. Que la pudeur se plaise dans vos cabanes, et soit en sûreté à lombre de vos champs. Cest ainsi que vos fils deviendront beaux, et sinclineront devant leurs parents avec reconnaissance ; sinon, malingres, et rabougris comme le parchemin des bibliothèques, ils savanceront à grands pas, conduits par la révolte, contre le jour de leur naissance et le clitoris de leur mère impure. » Comment les

165

hommes voudront-ils obéir à ces lois sévères, si le législateur lui-même se refuse le premier à sy astreindre ? Et ma honte est immense comme léternité ! » Jentendis le cheveu qui lui pardonnait, avec humilité, sa séquestration, puisque son maître avait agi par prudence et non par légèreté ; et le pâle dernier rayon de soleil qui éclairait mes paupières se retira des ravins de la montagne. Tourné vers lui, je le vis se replier ainsi quun linceul Ne fais pas de pareils bonds ! Tais-toi tais-toi si quelquun tentendait ! Il te replacera parmi les autres cheveux. Et, maintenant que le soleil est couché à lhorizon, vieillard cynique et cheveu doux, rampez, tous les deux, vers léloignement du lupanar, pendant que la nuit, étendant son ombre sur le couvent, couvre lallongement de vos pas furtifs dans la plaine Alors, le pou, sortant subitement de derrière un promontoire, me dit, en hérissant ses griffes : « Que penses-tu de cela ? » Mais, moi, je ne voulus pas lui répliquer. Je me retirai, et jarrivai sur le pont. Jeffaçai linscription primordiale, je la remplaçai par celle-ci : « Il est douloureux de garder, comme un poignard, un tel secret dans son cœur ; mais, je jure de ne jamais révéler ce dont jai été témoin, quand je pénétrai, pour la première

166

fois, dans ce donjon terrible. »Je jetai, par dessus le parapet, le canif qui mavait servi à graver les lettres ; et, faisant quelques rapides réflexions sur le caractère du Créateur en enfance, qui devait encore, hélas ! pendant bien de temps, faire souffrir lhumanité (léternité est longue), soit par les cruautés exercées, soit par le spectacle ignoble des chancres quoccasionne un grand vice, je fermai les yeux, comme un homme ivre, à la pensée davoir un tel être pour ennemi, et je repris, avec tristesse, mon chemin, à travers les dédales des rues.
FIN DU TROISIÈME CHANT

CHANT QUATRIÈME

Cest un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant. Quand le pied glisse sur une grenouille, lon sent une sensation de dégoût ; mais, quand on effleure, à peine, le corps humain, avec la main, la peau des doigts se fend, comme les écailles dun bloc de mica quon brise à coups de marteau ; et, de même que le cœur dun requin, mort depuis une heure, palpite encore, sur le pont, avec une vitalité tenace, ainsi nos entrailles se remuent de fond en comble, longtemps après lattouchement. Tant lhomme inspire de lhorreur à son propre semblable ! Peut-être que, lorsque javance cela, je me trompe ; mais, peut-être quaussi je dis vrai. Je connais, je conçois une maladie plus terrible que les yeux gonflés par les longues méditations sur le caractère étrange de lhomme : mais, je la cherche encor et je nai pas pu la trouver ! Je ne me crois pas moins intelligent quun autre, et, cependant, qui oserait affirmer que jai réussi dans mes investigations ? Quel mensonge sortirait de sa bouche !

171

Le temple antique de Denderah est situé à une heure et demie de la rive gauche du Nil. Aujourdhui, des phalanges innombrables de guêpes se sont emparées des rigoles et des corniches. Elles voltigent autour des colonnes, comme les ondes épaisses dune chevelure noire. Seuls habitants du froid portique, ils gardent lentrée des vestibules, comme un droit héréditaire. Je compare le bourdonnement de leurs ailes métalliques, au choc incessant des glaçons, précipités les uns contre les autres, pendant la débâcle des mers polaires. Mais, si je considère la conduite de celui auquel la providence donna le trône sur cette terre, les trois ailerons de ma douleur font entendre un plus grand murmure ! Quand une comète, pendant la nuit, apparaît subitement dans une région du ciel, après quatre vingts ans dabsence, elle montre aux habitants terrestres et aux grillons sa queue brillante et vaporeuse. Sans doute, elle na pas conscience de ce long voyage ; il nen est pas ainsi de moi : accoudé sur le chevet de

172

mon lit, pendant que les dentelures dun horizon aride et morne sélèvent en vigueur sur le fond de mon âme, je mabsorbe dans les rêves de la compassion et je rougis pour lhomme ! Coupé en deux par la bise, le matelot, après avoir fait son quart de nuit, sempresse de regagner son hamac : pourquoi cette consolation ne mest-elle pas offerte ? Lidée que je suis tombé, volontairement, aussi bas que mes semblables, et que jai le droit moins quun autre de prononcer des plaintes, sur notre sort, qui reste enchaîné à la croûte durcie dune planète, et sur lessence de notre âme perverse, me pénètre comme un clou de forge. On a vu des explosions de feu grisou anéantir des familles entières ; mais, elles connurent lagonie peu de temps, parce que la mort est presque subite, au milieu des décombres et des gaz délétères : moi jexiste toujours comme le basalte ! Au milieu, comme au commencement de la vie, les anges se ressemblent à eux-mêmes : ny a-t-il pas longtemps que je ne me ressemble plus ! Lhomme et

173

moi, claquemurés dans les limites de notre intelligence, comme souvent un lac dans une ceinture dîles de corail, au lieu dunir nos forces respectives pour nous défendre contre le hasard et linfortune, nous nous écartons, avec le tremblement de la haine, en prenant deux routes opposées, comme si nous nous étions réciproquement blessés avec la pointe dune dague ! On dirait que lun comprend le mépris quil inspire à lautre ; poussés par le mobile dune dignité relative, nous nous empressons de ne pas induire en erreur notre adversaire ; chacun reste de son côté et nignore pas que la paix proclamée serait impossible à conserver. Eh bien, soit ! que ma guerre contre lhomme séternise, puisque chacun reconnaît dans lautre sa propre dégradation puisque les deux sont ennemis mortels. Que je doive remporter une victoire désastreuse ou succomber, le combat sera beau : moi, seul, contre lhumanité. Je ne me servirai pas darmes construites avec le bois ou le fer ; je repousserai du pied les couches de minéraux extraites

174

de la terre : la sonorité puissante et séraphique de la harpe deviendra, sous mes doigts, un talisman redoutable. Dans plus dune embuscade, lhomme, ce singe sublime, a déjà percé ma poitrine de sa lance de porphyre : un soldat ne montre pas ses blessures, pour si glorieuses quelles soient. Cette guerre terrible jettera la douleur dans les deux partis : deux amis qui cherchent obstinément à se détruire, quel drame !Deux piliers, quil nétait pas difficile et encore moins impossible de prendre pour des baobabs, sapercevaient dans la vallée, plus grands que deux épingles. En effet, cétaient deux tours énormes. Et, quoique deux baobabs, au premier coup dœil, ne ressemblent pas à deux épingles, ni même à deux tours, cependant, en employant habilement les ficelles de la prudence, on peut affirmer, sans crainte davoir tort (car, si cette affirmation était accompagnée dune seule parcelle de crainte, ce ne serait plus une affirmation ; quoiquun même nom exprime ces deux phénomènesde de lâme qui présentent

175

des caractères assez tranchés pour ne pas être confondus légèrement) quun baobab ne diffère pas tellement dun pilier, que la comparaison soit défendue entre ces formes architecturales ou géométriques ou lune et lautre ou ni lune ni lautre ou plutôt formes élevées et massives. Je viens de trouver, je nai pas la prétention de dire le contraire, les épithètes propres aux substantifs pilier et baobab : que lon sache bien que ce nest pas, sans une joie mêlée dorgueil, que jen fais la remarque à ceux qui, après avoir relevé leurs paupières, ont pris la très-louable résolution de parcourir ces pages, pendant que la bougie brûle, si cest la nuit, pendant que le soleil éclaire, si cest le jour. Et encore, quand même une puissance supérieure nous ordonnerait, dans les termes le plus clairement précis, de rejeter, dans les abîmes du chaos, la comparaison judicieuse que chacun a certainement pu savourer avec impunité, même alors, et surtout alors, que lon ne perde pas de vue cet axiome principal, les habitudes

176

contractées par les ans, les livres, le contact de ses semblables, et le caractère inhérent à chacun, qui se développe dans une efflorescence rapide, imposeraient, à lesprit humain, lirréparable stigmate de la récidive, dans lemploi criminel (criminel, en se plaçant momentanément et spontanément au point de vue de la puissance supérieure) dune figure de rhétorique que plusieurs méprisent, mais que beaucoup encensent. Si le lecteur trouve cette phrase trop longue, quil accepte mes excuses ; mais, quil ne sattende pas de ma part à des bassesses. Je puis avouer mes fautes ; mais, non, les rendre plus graves par ma lâcheté. Mes raisonnements se choqueront quelquefois contre les grelots de la folie et lapparence sérieuse de ce qui nest en somme que grotesque (quoique, daprès certains philosophes, il soit assez difficile de distinguer le bouffon du mélancolique, la vie elle-même étant un drame comique ou une comédie dramatique) ; cependant, il est permis à chacun de tuer des mouches et

177

même des rhinocéros, afin de se reposer de temps en temps dun travail trop escarpé. Pour tuer des mouches, voici la manière la plus expéditive, quoique ce ne soit pas la meilleure : on les écrase entre les deux premiers doigts de la main. La plupart des écrivains qui ont traité ce sujet à fond ont calculé, avec beaucoup de vraisemblance, quil est préférable, dans plusieurs cas, de leur couper la tête. Si quelquun me reproche de parler dépingles, comme dun sujet radicalement frivole, quil remarque, sans parti pris, que les plus grands effets ont été souvent produits par les plus petites causes. Et, pour ne pas méloigner davantage du cadre de cette feuille de papier, ne voit-on pas que le laborieux morceau de littérature que je suis à composer, depuis le commencement de cette strophe, serait peut-être moins goûté, sil prenait son point dappui dans une question épineuse de chimie ou de pathologie interne ? Au reste, tous les goûts sont dans la nature ; et, quand au commencement jai comparé les piliers aux épingles avec tant de

178

justesse (certes, je ne croyais pas quon viendrait, un jour, me le reprocher), je me suis basé sur les lois de loptique, qui ont établi que, plus le rayon visuel est éloigné dun objet, plus limage se reflète à diminution dans la rétine. Cest ainsi que ce que linclination de notre esprit à la farce prend pour un misérable coup desprit, nest, la plupart du temps, dans la pensée de lauteur, quune vérité importante, proclamée avec majesté ! Oh ! ce philosophe insensé qui éclata de rire, en voyant un âne manger une figue ! Je ninvente rien : les livres antiques ont raconté, avec les plus amples détails, ce volontaire et honteux dépouillement de la noblesse humaine. Moi, je ne sais pas rire. Je nai jamais pu rire, quoique plusieurs fois jaie essayé de le faire. Cest très difficile dapprendre à rire. Ou, plutôt, je crois quun sentiment de répugnance à cette monstruosité forme une marque essentielle de mon caractère. Eh bien, jai été témoin de quelque chose de plus fort : jai vu une figue manger un âne ! Et, cependant, je nai

179

pas ri ; franchement, aucune partie buccale na remué. Le besoin de pleurer sempara de moi si fortement, que mes yeux laissèrent tomber une larme. « Nature ! nature ! mécriai-je en sanglotant, lépervier déchire le moineau, la figue mange lâne et le ténia dévore lhomme ! » Sans prendre la résolution daller plus loin, je me demande en moi-même si jai parlé de la manière dont on tue les mouches. Oui, nest-ce pas ? Il nen est pas moins vrai que je navais pas parlé de la destruction des rhinocéros ! Si certains amis me prétendaient le contraire, je ne les écouterais pas, et je me rappellerais que la louange et la flatterie sont deux grandes pierres dachoppement. Cependant, afin de contenter ma conscience autant que possible, je ne puis mempêcher de faire remarquer que cette dissertation sur le rhinocéros mentraînerait hors des frontières de la patience et du sang-froid, et, de son côté, découragerait probablement (ayons, même, la hardiesse de dire certainement) les générations présentes. Navoir pas parlé du rhinocéros

180

après la mouche ! Au moins, pour excuse passable, aurai-je dû mentionner avec promptitude (et je ne lai pas fait !) cette omission non préméditée, qui nétonnera pas ceux qui ont étudié à fond les contradictions réelles et inexplicables qui habitent les lobes du cerveau humain. Rien nest indigne pour une intelligence grande et simple : le moindre phénomène de la nature, sil y a mystère en lui, deviendra, pour le sage, inépuisable matière à réflexion. Si quelquun voit un âne manger une figue ou une figue manger un âne (ces deux circonstances ne se présentent pas souvent, à moins que ce ne soit en poésie), soyez certain quaprès avoir réfléchi deux ou trois minutes, pour savoir quelle conduite prendre, il abandonnera le sentier de la vertu et se mettra à rire comme un coq ! Encore, nest-il pas exactement prouvé que les coqs ouvrent exprès leur bec pour imiter lhomme et faire une grimace tourmentée. Jappelle grimace dans les oiseaux ce qui porte le même nom dans lhumanité ! Le coq ne sort pas de sa nature,

181

moins par incapacité, que par orgueil. Apprenez-leur à lire, ils se révoltent. Ce nest pas un perroquet, qui sextasierait ainsi devant sa faiblesse, ignorante et impardonnable ! Oh ! avilissement exécrable ! comme on ressemble à une chèvre quand on rit ! Le calme du front a disparu pour faire place à deux énormes yeux de poissons qui (nest-ce pas déplorable ?) qui qui se mettent à briller comme des phares ! Souvent, il marrivera dénoncer, avec solennité, les propositions les plus bouffonnes je ne trouve pas que cela devienne un motif péremptoirement suffisant pour élargir la bouche ! Je ne puis mempêcher de rire, me répondrez-vous ; jaccepte cette explication absurde, mais, alors, que ce soit un rire mélancolique. Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne pouvez pleurer par les yeux, pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible, urinez ; mais, javertis quun liquide quelconque est ici nécessaire, pour atténuer la sécheresse que porte, dans ses flancs, le rire, aux traits fendus en arrière.

182

Quant à moi, je ne me laisserai pas décontenancer par les gloussements cocasses et les beuglements originaux de ceux qui trouvent toujours quelque chose à redire dans un caractère qui ne ressemble pas au leur, parce quil est une des innombrables modifications intellectuelles que Dieu, sans sortir dun type primordial, créa pour gouverner les charpentes osseuses. Jusquà nos temps, la poésie fit une route fausse ; sélevant jusquau ciel ou rampant jusquà terre, elle a méconnu les principes de son existence, et a été, non sans raison, constamment bafouée par les honnêtes gens. Elle na pas été modeste qualité la plus belle qui doive exister dans un être imparfait ! Moi, je veux montrer mes qualités ; mais, je ne suis pas assez hypocrite pour cacher mes vices ! Le rire, le mal, lorgueil, la folie, paraîtront, tour à tour, entre la sensibilité et lamour de la justice, et serviront dexemple à la stupéfaction humaine : chacun sy reconnaîtra, non pas tel quil devrait être, mais tel quil est. Et, peut-être que ce simple

183

idéal, conçu par mon imagination, surpassera, cependant, tout ce que la poésie a trouvé jusquici de plus grandiose et de plus sacré. Car, si je laisse mes vices transpirer dans ces pages, on ne croira que mieux aux vertus que jy fais resplendir, et, dont je placerai lauréole si haut, que les plus grands génies de lavenir témoigneront, pour moi, une sincère reconnaissance. Ainsi, donc, lhypocrisie sera chassée carrément de ma demeure. Il y aura, dans mes chants, une preuve imposante de puissance, pour mépriser ainsi les opinions reçues. Il chante pour lui seul, et non pas pour ses semblables. Il ne place pas la mesure de son inspiration dans la balance humaine. Libre comme la tempête, il est venu échouer, un jour, sur les plages indomptables de sa terrible volonté ! Il ne craint rien, si ce nest lui-même ! Dans ses combats surnaturels, il attaquera lhomme et le Créateur, avec avantage, comme quand lespadon enfonce son épée dans le ventre de la baleine : quil soit maudit, par ses enfants et par ma main

184

décharnée, celui qui persiste à ne pas comprendre les kanguroos implacables du rire et les poux audacieux de la caricature ! Deux tours énormes sapercevaient dans la vallée ; je lai dit au commencement. En les multipliant par deux, le produit était quatre mais je ne distinguai pas très bien la nécessité de cette opération darithmétique. Je continuai ma route, avec la fièvre au visage, et je mécriai sans cesse : « Non non je ne distingue pas très bien la nécessité de cette opération darithmétique ! » Javais entendu des craquements de chaînes, et des gémissements douloureux. Que personne ne trouve possible, quand il passera dans cet endroit, de multiplier les tours par deux, afin que le produit soit quatre ! Quelques-uns soupçonnent que jaime lhumanité comme si jétais sa propre mère, et que je leusse portée, neuf mois, dans mes flancs parfumés ; cest pourquoi, je ne repasse plus dans la vallée où sélèvent les deux unités du multiplicande !Une potence sélevait sur le sol ;

185

à un mètre de celui-ci, était suspendu par les cheveux un homme, dont les bras étaient attachés par derrière. Ses jambes avaient été laissées libres, pour accroître ses tortures, et lui faire désirer davantage nimporte quoi de contraire à lenlacement de ses bras. La peau du front était tellement tendue par le poids de la pendaison, que son visage, condamné par la circonstance à labsence de lexpression naturelle, ressemblait à la concrétion pierreuse dun stalagtite. Depuis trois jours, il subissait ce supplice. Il sécriait : « Qui me dénouera les bras ? qui me dénouera les cheveux ? Je me disloque dans des mouvements qui ne font que séparer davantage de ma tête la racine des cheveux ; la soif et la faim ne sont pas les causes principales qui mempêchent de dormir. Il est impossible que mon existence enfonce son prolongement au delà des bornes dune heure. Quelquun pour mouvrir la gorge, avec un caillou acéré ! » Chaque mot était précédé, suivi de hurlements intenses. Je mélançai du buisson derrière

186

lequel jétais abrité, et je me dirigeai vers le pantin ou morceau de lard attaché au plafond. Mais, voici que, du côté opposé, arrivèrent en dansant deux femmes ivres. Lune tenait un sac, et deux fouets, aux cordes de plomb, lautre, un baril plein de goudron et deux pinceaux. Les cheveux grisonnants de la plus vieille flottaient au vent, comme les lambeaux dune voile déchirée, et les chevilles de lautre claquaient entre elles, comme les coups de queue dun thon sur la dunette dun vaisseau. Leurs yeux brillaient dune flamme si noire et si forte, que je ne crus pas dabord que ces deux femmes appartinssent à mon espèce. Elles riaient avec un aplomb tellement égoïste, et leurs traits inspiraient tant de répugnance, que je ne doutai pas un seul instant que je neusse devant les yeux les deux spécimens les plus hideux de la race humaine. Je me recachai derrière le buisson, et je me tins tout coi, comme lacantophorus serraticornis, qui ne montre que la tête en dehors de son nid. Elles approchaient avec la

187

vitesse de la marée ; appliquant loreille sur le sol, le son, distinctement perçu, mapportait lébranlement lyrique de leur marche. Lorsque les deux femelles dorang-outang furent arrivées sous la potence, elles reniflèrent lair pendant quelques secondes ; elles montrèrent, par leurs gestes saugrenus, la quantité vraiment remarquable de stupéfaction qui résulta de leur expérience, quand elles saperçurent que rien nétait changé dans ces lieux : le dénoûment de la mort, conforme à leurs vœux, nétait pas survenu. Elles navaient pas daigné lever la tête, pour savoir si la mortadelle était encore à la même place. Lune dit : « Est-ce possible que tu sois encore respirant ? Tu as la vie dure, mon mari bien-aimé. » Comme quand deux chantres, dans une cathédrale, entonnent alternativement les versets dun psaume, la deuxième répondit : « Tu ne veux donc pas mourir, ô mon gracieux fils ? Dis-moi donc comment tu as fait (sûrement cest par quelque maléfice)

188

pour épouvanter les vautours ? En effet, ta carcasse est devenue si maigre ! Le zéphyr la balance comme une lanterne. » Chacune prit un pinceau et goudronna le corps du pendu chacune prit un fouet et leva les bras Jadmirais (il était absolument impossible de ne pas faire comme moi) avec quelle exactitude énergique les lames de métal, au lieu de glisser à la surface, comme quand on se bat contre un nègre et quon fait des efforts inutiles, propres au cauchemar, pour lempoigner aux cheveux, sappliquaient, grâce au goudron, jusquà lintérieur des chairs, marquées par des sillons aussi creux que lempêchement des os pouvait raisonnablement le permettre. Je me suis préservé de la tentation de trouver de la volupté dans ce spectacle excessivement curieux, mais moins profondément comique quon nétait en droit de lattendre. Et, cependant, malgré les bonnes résolutions prises davance, comment ne pas reconnaître la force de ces femmes, les muscles de leur bras ? Leur adresse, qui consistait à frapper sur les parties les plus

189

sensibles, comme le visage et le bas-ventre, ne sera mentionnée par moi, que si jaspire à lambition de raconter la totale vérité ! À moins que, appliquant mes lèvres, lune contre lautre, surtout dans la direction horizontale (mais, chacun nignore pas que cest la manière la plus ordinaire dengendrer cette pression), je ne préfère garder un silence gonflé de larmes et de mystères, dont la manifestation pénible sera impuissante à cacher, non seulement aussi bien mais encore mieux que mes paroles (car, je ne crois pas me tromper, quoiquil ne faille pas certainement nier en principe, sous peine de manquer aux règles les plus élémentaires de lhabileté, les possibilités hypothétiques derreur) les résultats funestes occasionnés par la fureur qui met en œuvre les métacarpes secs et les articulations robustes : quand même on ne se mettrait pas au point de vue de lobservateur impartial et du moraliste expérimenté (il est presque assez important que japprenne que je nadmets sensibles,

190

comme le visage et le bas-ventre, ne sera mentionnée par moi, que si cette restriction plus ou moins fallacieuse), le doute, à cet égard, naurait pas la faculté détendre ses racines ; car, je ne le suppose pas, pour linstant, entre les mains dune puissance surnaturelle, et périrait immanquablement, pas subitement peut-être, faute dune séve remplissant les conditions simultanées de nutrition et dabsence de matières vénéneuses. Il est entendu, sinon ne me lisez pas, que je ne mets en scène que la timide personnalité de mon opinion : loin de moi, cependant, la pensée de renoncer à des droits qui sont incontestables ! Certes, mon intention nest pas de combattre cette affirmation, où brille le criterium de la certitude, quil est un moyen plus simple de sentendre ; il consisterait, je le traduis avec quelques mots seulements, mais, qui en valent plus de mille, à ne pas discuter : il est plus difficile à mettre en pratique que ne le veut bien penser généralement le commun des mortels. Discuter est le mot

191

grammatical, et beaucoup de personnes trouveront quil ne faudrait pas contredire, sans un volumineux dossier de preuves, ce que je viens de coucher sur le papier ; mais, la chose diffère notablement, sil est permis daccorder à son propre instinct quil emploie une rare sagacité au service de sa circonspection, quand il formule des jugements qui paraîtraient autrement, soyez-en persuadé, dune hardiesse qui longe les rivages de la fanfaronnade. Pour clore ce petit incident, qui sest lui-même dépouillé de sa gangue par une légèreté aussi irremédiablement déplorable que fatalement pleine dintérêt (ce que chacun naura pas manqué de vérifier, à la condition quil ait ausculté ses souvenirs les plus récents), il est bon, si lon possède des facultés en équilibre parfait, ou mieux, si la balance de lidiotisme ne lemporte pas de beaucoup sur le plateau dans lequel reposent les nobles et magnifiques attributs de la raison, cest-à-dire, afin dêtre plus clair (car, jusquici je nai été que concis, ce que même plusieurs

192

nadmettront pas, à cause de mes longueurs, qui ne sont quimaginaires, puisquelles remplissent leur but, de traquer, avec le scalpel de lanalyse, les fugitives apparitions de la vérité, jusquen leurs derniers retranchements), si lintelligence prédomine suffisamment sur les défauts sous le poids desquels lont étouffée en partie lhabitude, la nature et léducation, il est bon répété-je pour la deuxième et la dernière fois, car, à force de répéter, on finirait, le plus souvent ce nest pas faux, par ne plus sentendre, de revenir la queue basse, (si, même, il est vrai que jaie une queue) au sujet dramatique cimenté dans cette strophe. Il est utile de boire un verre deau, avant dentreprendre la suite de mon travail. Je préfère en boire deux, plutôt que de men passer. Ainsi, dans une chasse contre un nègre marron, à travers la forêt, à un moment convenu, chaque membre de la troupe suspend son fusil aux lianes, et lon se réunit en commun, à lombre dun massif, pour étancher la soif et apaiser la faim. Mais, la halte ne dure

193

que quelques secondes, la poursuite est reprise avec acharnement et le hallali ne tarde pas à résonner. Et, de même que loxygène est reconnaissable à la propriété quil possède, sans orgueil, de rallumer une allumette présentant quelques points en ignition, ainsi, lon reconnaîtra laccomplissement de mon devoir à lempressement que je montre à revenir à la question. Lorsque les femelles se virent dans limpossibilité de retenir le fouet, que la fatigue laissa tomber de leurs mains, elles mirent judicieusement fin au travail gymnastique quelles avaient entrepris pendant près de deux heures, et se retirèrent, avec une joie qui nétait pas dépourvue de menaces pour lavenir. Je me dirigeai vers celui qui mappelait au secours, avec un œil glacial (car, la perte de son sang était si grande, que la faiblesse lempêchait de parler, et que mon opinion était, quoique je ne fusse pas médecin, que lhémorrhagie sétait déclarée au visage et au bas-ventre), et je coupai ses cheveux avec une paire de

194

ciseaux, après avoir dégagé ses bras. Il me raconta que sa mère lavait, un soir, appelé dans sa chambre, et lui avait ordonné de se déshabiller, pour passer la nuit avec elle dans un lit, et que, sans attendre aucune réponse, la maternité sétait dépouillée de tous ses vêtements, en entre-croisant, devant lui, les gestes les plus impudiques. Qualors il sétait retiré. En outre, par ses refus perpétuels, il sétait attiré la colère de sa femme, qui sétait bercée de lespoir dune récompense, si elle eût pu réussir à engager son mari à ce quil prêtât son corps aux passions de la vieille. Elles résolurent, par un complot, de le suspendre à une potence, préparée davance, dans quelque parage non fréquenté, et de le laisser périr insensiblement, exposé à toutes les misères et à tous les dangers. Ce nétait pas sans de très-mûres et de nombreuses réflexions, pleines de difficultés presque insurmontables, quelles étaient enfin parvenues à guider leur choix sur le supplice raffiné qui navait trouvé la disparition de son terme que dans

195

le secours inespéré de mon intervention. Les marques les plus vives de la reconnaissance soulignaient chaque expression, et ne donnaient pas à persévérante. À mon tour, je leur racontai lévénement, et je mapprochai de la porte, pour remettre le pied sur le sentier ; mais, voilà quaprès avoir fait une centaine de mètres, je revins machinalement sur mes pas, jentrai de nouveau dans la chaumière, et, madressant à leurs propriétaires naïfs, je mécriai : « Non, non ne croyez pas que cela métonne ! » Cette fois-ci, je méloignai définitivement ; mais, la plante des pieds ne pouvait pas se poser dune manière sûre : un autre aurait pu ne pas sen apercevoir ! Le loup ne passe plus sous la potence quélevèrent, un jour de printemps, les mains entrelacées dune épouse et dune mère, comme quand il faisait prendre, à son imagination charmée, le chemin dun repas illusoire. Quand il voit, à lhorizon, cette chevelure noire, balancée par le vent, il nencourage pas sa force dinertie, et prend la fuite avec

196

une vitesse incomparable ! Faut-il voir, dans ce phénomène psychologique, une intelligence supérieure à lordinaire instinct des mammifères ? Sans rien certifier et même sans rien prévoir, il me semble que lanimal a compris ce que cest que le crime ! Comment ne le comprendrait-il pas, quand des êtres humains, eux-mêmes, ont rejeté, jusquà ce point indescriptible, lempire de la raison, pour ne laisser subsister, à la place de cette reine détrônée, quune vengeance farouche !Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas leau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je nai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusquà mon ventre, une sorte de végétation vivace,

197

remplie dignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui nest plus de la chair. Cependant mon cœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je nose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment ? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et, quand lun deux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde quil ne sen échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille : il serait ensuite capable dentrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim : il faut que chacun vive. Mais, quand un parti déjoue complètement les ruses de lautre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes : jy suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a pris sa place : elle ma rendu eunuque, cette infâme. Oh ! si javais pu me défendre avec mes bras paralysés ; mais, je crois

198

plutôt quils se sont changés en bûches. Quoi quil en soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui na pas refusé, lintérieur de mes testicules : lépiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. Lanus a été intercepté par un crabe ; encouragé par mon inertie, il garde lentrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal ! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis quil est resté deux monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque cest un glaive. Oui, oui je ny faisais pas attention votre demande est juste. Vous désirez savoir,

199

nest-ce pas, comment il se trouve implanté , pendant un instant qui ne fut verticalement dans mes reins ? Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement ; cependant, si je me décide à prendre pour un souvenir ce qui nest peut-être quun rêve, sachez que lhomme, quand il a su que javais fait vœu de vivre avec la maladie et limmobilité jusquà ce que jeusse vaincu le Créateur, marcha, derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas si doucement, que je ne lentendisse. Je ne perçus plus rien pas long. Ce poignard aigu senfonça, jusquau manche, entre les deux épaules du taureau des fêtes, et son ossature frissonna, comme un tremblement de terre. La lame adhère si fortement au corps, que personne, jusquici, na pu lextraire. Les athlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins ont essayé, tour à tour, les moyens les plus divers. Ils ne savaient pas que le mal qua fait lhomme ne peut plus se défaire ! Jai pardonné à la profondeur de leur ignorance native, et je les ai salués des

200

paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passeras près de moi, ne madresse pas, je ten supplie, le moindre mot de consolation : tu affaiblirais mon courage. Laisse-moi réchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volontaire. Va-ten que je ne tinspire aucune piété. La haine est plus bizarre que tu ne le penses ; sa conduite est inexplicable, comme lapparence brisée dun bâton enfoncé dans leau. Tel que tu me vois, je puis encore faire des excursions jusquaux murailles du ciel, à la tête dune légion dassassins, et revenir prendre cette posture, pour méditer, de nouveau, sur les nobles projets de la vengeance. Adieu, je ne te retarderai pas davantage ; et, pour tinstruire et te préserver, réfléchis au sort fatal qui ma conduit à la révolte, quand peut-être jétais né bon ! Tu raconteras à ton fils ce que tu as vu ; et, le prenant par la main, fais-lui admirer la beauté des étoiles et les merveilles de lunivers, le nid du rouge-gorge et les temples du Seigneur. Tu seras étonné de le voir si docile aux conseils de la

201

paternité, et tu le récompenseras par un sourire. Mais, quand il apprendra quil nest pas observé, jette les yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur la vertu ; il ta trompé, celui qui est descendu de la race humaine, mais, il ne te trompera plus : tu sauras désormais ce quil deviendra. Ô père infortuné, prépare, pour accompagner les pas de ta vieillesse, léchafaud ineffaçable qui tranchera la tête dun criminel précoce, et la douleur qui te montrera le chemin qui conduit à la tombe. Sur le mur de ma chambre, quelle ombre dessine, avec une puissance incomparable, la fantasmagorique projection de sa silhouette racornie ? Quand je place sur mon cœur cette interrogation délirante et muette, cest moins pour la majesté de la forme, que pour le tableau de la réalité, que la sobriété du style se conduit de la sorte. Qui que tu sois, défends-toi ; car, je vais diriger vers toi la fronde dune terrible accusation : ces yeux ne tappartiennent pas où les as-tu pris ? Un jour, je vis passer devant moi

202

une femme blonde ; elle les avait pareils aux tiens : tu les lui as arrachés. Je vois que tu veux faire croire à ta beauté ; mais, personne ne sy trompe ; et moi, moins quun autre. Je te le dis, afin que tu ne me prennes pas pour un sot. Toute une série doiseaux rapaces, amateurs de la viande dautrui et défenseurs de lutilité de la poursuite, beaux comme des squelettes qui effeuillent des panoccos de lArkansas, voltigent autour de ton front, comme des serviteurs soumis et agréés. Mais, est-ce un front ? Il nest pas difficile de mettre beaucoup dhésitation à le croire. Il est si bas, quil est impossible de vérifier les preuves, numériquement exiguës, de son existence équivoque. Ce nest pas pour mamuser que je te dis cela. Peut-être que tu nas pas de front, toi, qui promènes, sur la muraille, comme le symbole mal réfléchi dune danse fantastique, le fiévreux ballottement de tes vertèbres lombaires. Qui donc alors ta scalpé ? si cest un être humain, parce que tu las enfermé, pendant vingt ans, dans une prison, et qui sest échappé pour

203

préparer une vengeance digne de ses représailles, il a fait comme il devait, et je lapplaudis ; seulement, il y a un seulement, il ne fut pas assez sévère. Maintenant, tu ressembles à un Peau-Rouge prisonnier, du moins (notons-le préalablement) par le manque expressif de chevelure. Non pas quelle ne puisse repousser, puisque les physiologistes ont découvert que même les cerveaux enlevés reparaissent à la longue, chez les animaux ; mais, ma pensée, sarrêtant à une simple constatation, qui nest pas dépourvue, daprès le peu que jen aperçois, dune volupté énorme, ne va pas, même dans ses conséquences les plus hardies, jusquaux frontières dun vœu pour ta guérison, et reste, au contraire, fondée, par la mise en œuvre de sa neutralité plus que suspect, à regarder (ou du moins à souhaiter), comme le présage de malheurs plus grands, ce qui ne peut être pour toi quune privation momentanée de la peau qui recouvre le dessus de ta tête. Jespère que tu mas compris. Et même, si le hasard te permettait, par un miracle

204

absurde, mais non pas, quelquefois, raisonnable, de retrouver cette peau précieuse qua gardée la religieuse vigilance de ton ennemi, comme le souvenir enivrant de sa victoire, il est presque extrêmement possible que, quand même on naurait étudié la loi des probabilités que sous le rapport des mathématiques (or, on sait que lanalogie transporte facilement lapplication de cette loi dans les autres domaines de lintelligence), ta crainte légitime, mais, un peu exagérée, dun refroidissement partiel ou total, ne refuserait pas loccasion importante, et même unique, qui se présenterait dune manière si opportune, quoique brusque, de préserver les diverses parties de ta cervelle du contact de latmosphère, surtout pendant lhiver, par une coiffure qui, à bon droit, tappartient,puisquelle est naturelle, et quil te serait permis, en outre (il serait incompréhensible que tu le niasses), de garder constamment sur la tête, sans courir les risques, toujours désagréables,

205

denfreindre les règles les plus simples dune convenance élémentaire. Nest-il pas vrai que tu mécoutes avec attention ? Si tu mécoutes davantage, ta tristesse sera loin de se détacher de lintérieur de tes narines rouges. Mais, comme je suis très-impartial, et que je ne te déteste pas autant que je le devrais (si je me trompe, dis-le moi), tu prêtes, malgré toi, loreille à mes discours, comme poussé par une force supérieure. Je ne suis pas si méchant que toi : voilà pourquoi ton génie sincline de lui-même devant le mien En effet, je ne suis pas si méchant que toi ! Tu viens de jeter un regard sur la cité bâtie sur le flanc de cette montagne. Et maintenant, que vois-je ? Tous les habitants sont morts ! Jai de lorgueil comme un autre, et cest un vice de plus, que den avoir peut-être davantage. Eh bien, écoute écoute, si laveu dun homme, qui se rappelle avoir vécu un demi-siècle sous la forme de requin dans les courants sous-marins qui longent les côtes de lAfrique, tintéresse assez vivement

206

pour lui prêter ton attention, sinon avec amertume, du moins sans la faute irréparable de montrer le dégoût que je tinspire. Je ne jetterai pas à tes pieds le masque de la vertu, pour paraître à tes yeux tel que je suis ; car, je ne lai jamais porté (si, toutefois, cest là une excuse) ; et, dès les premiers instants, si tu remarques mes traits avec attention, tu me reconnaîtras comme ton disciple respectueux dans la perversité, mais, non pas, comme ton rival redoutable. Puisque je ne te dispute pas la palme du mal, je ne crois pas quun autre le fasse : il devrait ségaler auparavant à moi, ce qui nest pas facile Écoute, à moins que tu ne sois la faible condensation dun brouillard (tu caches ton corps quelque part, et je ne puis le rencontrer) : un matin, que je vis une petite fille qui se penchait sur un lac, pour cueillir un lotus rose, elle affermit ses pas, avec une expérience précoce ; elle se penchait vers les eaux, quand ses yeux rencontrèrent mon regard (il est vrai que, de mon côté, ce nétait pas sans

207

préméditation). Aussitôt, elle chancela comme le tourbillon quengendre la marée autour dun roc, ses jambes fléchirent, et, chose merveilleuse à voir, phénomène qui saccomplit avec autant de véracité que je cause avec toi, elle tomba jusquau fond du lac : conséquence étrange, elle ne cueillit plus aucune nymphéacée. Que fait-elle au dessous ? je ne men suis pas informé. Sans doute, sa volonté, qui sest rangée sous le drapeau de la délivrance, livre des combats acharnés contre la pourriture ! Mais toi, ô mon maître, sous ton regard, les habitants des cités sont subitement détruits, comme un tertre de fourmis quécrase le talon de léléphant. Ne viens-je pas dêtre témoin dun exemple démonstrateur ? Vois la montagne nest plus joyeuse elle reste isolée comme un vieillard. Cest vrai, les maisons existent ; mais ce nest pas un paradoxe daffirmer, à voix basse, que tu ne pourrais en dire autant de ceux qui ny existent plus. Déjà, les émanations des cadavres viennent jusquà moi. Ne les

208

sens-tu pas ? Regarde ces oiseaux de proie, qui attendent que nous nous éloignions, pourcommencer ce repas géant ; il en vient un nuage perpétuel des quatre coins de lhorizon. Hélas ! ils étaient déjà venus, puisque je vis leurs ailes rapaces tracer, au-dessus de toi, le monument des spirales, comme pour texciter de hâter le crime. Ton odorat ne reçoit-il donc pas la moindre effluve ? Limposteur nest pas autre chose Tes nerfs olfactifs sont enfin ébranlés par la perception datomes aromatiques : ceux-ci sélèvent de la cité anéantie, quoique je naie pas besoin de te lapprendre Je voudrais embrasser tes pieds, mais mes bras nentrelacent quune transparente vapeur. Cherchons ce corps introuvable, que cependant mes yeux aperçoivent : il mérite, de ma part, les marques les plus nombreuses dune admiration sincère. Le fantôme se moque de moi : il maide à chercher son propre corps. Si je lui fais signe de rester à sa place, voilà quil me renvoie le même signe Le secret est découvert ; mais, ce

209

nest pas, je le dis avec franchise, à ma plus grande satisfaction. Tout est expliqué, les grands comme les plus petits détails ; ceux-ci sont indifférents à remettre devant lesprit, comme, par exemple, larrachement des yeux à la femme blonde : cela nest presque rien ! Ne me rappelais-je donc pas que, moi, aussi, javais été scalpé, quoique ce ne fût que pendant cinq ans (le nombre exact du temps mavait failli) que javais enfermé un être humain dans une prison, pour être témoin du spectacle de ses souffrances, parce quil mavait refusé, à juste titre, une amitié qui ne saccorde pas à des êtres comme moi ? Puisque je fais semblant dignorer que mon regard peut donner la mort, même aux planètes qui tournent dans lespace, il naura pas tort, celui qui prétendra que je ne possède pas la faculté des souvenirs. Ce qui me reste à faire, cest de briser cette glace, en éclats, à laide dune pierre Ce nest pas la première fois que le cauchemar de la perte momentanée de la mémoire établit sa demeure dans mon

210

imagination, quand, par les inflexibles lois de loptique, il marrive dêtre placé devant la méconnaissance de ma propre image ! Je métais endormi sur la falaise. Celui qui, pendant un jour, a poursuivi lautruche à travers le désert, sans pouvoir latteindre, na pas eu le temps de prendre de la nourriture et de fermer les yeux. Si cest lui qui me lit, il est capable de deviner, à la rigueur, quel sommeil sappesantit sur moi. Mais, quand la tempête a poussé verticalement un vaisseau, avec la paume de sa main, jusquau fond de la mer ; si, sur le radeau, il ne reste plus de tout léquipage quun seul homme, rompu par les fatigues et les privations de toute espèce ; si la lame le ballotte, comme une épave, pendant des heures plus prolongées que la vie dhomme ; et, si, une frégate, qui sillonne plus tard ces parages de désolation dune carène fendue, aperçoit le malheureux qui promène sur locéan sa carcasse décharnée, et lui porte un secours qui a failli être tardif, je crois que ce naufragé devinera mieux encore

211

à quel degré fut porté lassoupissement de mes sens. Le magnétisme et le chloroforme, quand ils sen donnent la peine, savent quelquefois engendrer pareillement de ces catalepsies léthargiques. Elles nont aucune ressemblance avec la mort : ce serait un grand mensonge de le dire. Mais arrivons tout de suite au rêve, afin que les impatients, affamés de ces sortes de lectures, ne se mettent pas à rugir, comme un banc de cachalots macrocéphales qui se battent entre eux pour une femelle enceinte. Je rêvais que jétais entré dans le corps dun pourceau, quil ne métait pas facile den sortir, et que je vautrais mes poils dans les marécages les plus fangeux. Était-ce comme une récompense ? Objet de mes vœux, je nappartenais plus à lhumanité ! Pour moi, jentendis linterprétation ainsi, et jen éprouvai une joie plus que profonde. Cependant, je recherchais activement quel acte de vertu javais accompli pour mériter, de la part de la Providence, cette insigne faveur. Maintenant

212

que jai repassé dans ma mémoire les diverses phases de cet aplatissement épouvantable contre le ventre du granit, pendant lequel la marée, sans que je men aperçusse, passa, deux fois, sur ce mélange irréductible de matière morte et de chair vivante, il nest peut-être pas sans utilité de proclamer que cette dégradation nétait probablement quune punition, réalisée sur moi par la justice divine. Mais, qui connaît ses besoins intimes ou la cause de ses joies pestilentielles ? La métamorphose ne parut jamais à mes yeux que comme le haut et magnanime retentissement dun bonheur parfait, que jattendais depuis longtemps. Il était enfin venu, le jour où je fus un pourceau ! Jessayais mes dents sur lécorce des arbres ; mon groin, je le contemplais avec délice. Il ne restait plus la moindre parcelle de divinité : je sus élever mon âme jusquà lexcessive hauteur de cette volupté ineffable. Écoutez-moi donc, et ne rougissez pas, inépuisables caricatures du beau, qui prenez au sérieux le braiement risible de votre âme,

213

souverainement méprisable ; et qui ne comprenez pas pourquoi le Tout-Puissant, dans un rare moment de bouffonnerie excellente, qui, certainement, ne dépasse pas les grandes lois générales du grotesque, prit, un jour, le mirifique plaisir de faire habiter une planète par des êtres singuliers et microscopiques, quon appelle humains, et dont la matière ressemble à celle du corail vermeil. Certes, vous avez raison de rougir, os et graisse, mais écoutez-moi. Je ninvoque pas votre intelligence ; vous la feriez rejeter du sang par lhorreur quelle vous témoigne : oubliez-la, et soyez conséquents avec vous-mêmes Là, plus de contrainte. Quand je voulais tuer, je tuais ; cela, même, marrivait souvent, et personne ne men empêchait. Les lois humaines me poursuivaient encore de leur vengeance, quoique je nattaquasse pas la race que javais abandonnée si tranquillement ; mais ma conscience ne me faisait aucun reproche. Pendant la journée, je me battais avec mes nouveaux semblables, et le sol était

214

parsemé de nombreuses couches de sang caillé.Jétais le plus fort, et je remportais toutes les victoires. Des blessures cuisantes couvraient mon corps ; je faisais semblant de ne pas men apercevoir. Les animaux terrestres séloignaient de moi, et je restais seul dans ma resplendissante grandeur. Quel ne fut pas mon étonnement, quand, après avoir traversé un fleuve à la nage, pour méloigner des contrées que ma rage avait dépeuplées, et gagner dautres campagnes pour y planter mes coutumes de meurtre et de carnage, jessayai de marcher sur cette rive fleurie. Mes pieds étaient paralysés ; aucun mouvement ne venait trahir la vérité de cette immobilité forcée. Au milieu defforts surnaturels, pour continuer mon chemin, ce fut alors que je me réveillai, et que je sentis que je redevenais homme. La Providence me faisait ainsi comprendre, dune manière qui nest pas inexplicable, quelle ne voulait pas que, même en rêve, mes projets sublimes saccomplissent. Revenir à ma forme primitive

215

fut pour moi une douleur si grande, que, pendant les nuits, jen pleure encore. Mes draps sont constamment mouillés, comme sils avaient été passés dans leau, et, chaque jour, je les fais changer. Si vous ne le croyez pas, venez me voir ; vous contrôlerez, par votre propre expérience, non pas la vraisemblance, mais, en outre, la vérité même de mon assertion. Combien de fois, depuis cette nuit passée à la belle étoile, sur une falaise, ne me suis-je pas mêlé à des troupeaux de pourceaux, pour reprendre, comme un droit, ma métamorphose détruite ! Il est temps de quitter ces souvenirs glorieux, qui ne laissent, après leur suite, que la pâle voie lactée des regrets éternels. Il nest pas impossible dêtre témoin dune déviation anormale dans le fonctionnement latent ou visible des lois de la nature. Effectivement, si chacun se donne la peine ingénieuse dinterroger les diverses phases de son existence (sans en oublier une seule, car cétait peut-être celle-là qui était destinée à fournir la preuve de ce que

216

javance), il ne se souviendra pas, sans un certain étonnement, qui serait comique en dautres circonstances, que, tel jour, pour parler premièrement de choses objectives, il fut témoin de quelque phénomène qui semblait dépasser et dépassait positivement les notions connues fournies par lobservation et lexpérience, comme, par exemple, les pluie de crapauds, dont le magique spectacle dut ne pas être dabord compris par les savants. Et que, tel autre jour, pour parler en deuxième et dernier lieu de choses subjectives, son âme présenta au regard investigateur de la psychologie, je ne vais pas jusquà dire une aberration de la raison (qui, cependant, nen serait pas moins curieuse ; au contraire, elle le serait davantage), mais, du moins, pour ne pas faire le difficile auprès de certaines personnes froides, qui ne me pardonneraient jamais les élucubrations flagrantes de mon exagération, un état inaccoutumé, assez souvent très-grave, qui marque que la limite accordée par le bon sens

217

à limagination est quelquefois, malgré le pacte éphémère conclu entre ces deux puissances, malheureusement dépassée par la pression énergique de la volonté, mais, la plupart du temps aussi, par labsence de sa collaboration effective : donnons à lappui quelques exemples, dont il nest pas difficile dapprécier lopportunité ; si, toutefois, lon prend pour compagne une attentive modération. Jen présente deux : les emportements de la colère et les maladies de lorgueil. Javertis celui qui me lit quil prenne garde à ce quil ne se fasse pas une idée vague, et, à plus forte raison fausse, des beautés de littérature que jeffeuille, dans le développement excessivement rapide de mes phrases. Hélas ! je voudrais dérouler mes raisonnements et mes comparaisons lentement et avec beaucoup de magnificence (mais qui dispose de son temps ?), pour que chacun comprenne davantage, sinon mon épouvante, du moins ma stupéfaction, quand, un soir dété, comme le soleil semblait sabaisser à lhorizon, je vis nager, sur la mer, avec de larges pattes de

218

canard à la place des extrémités des jambes et des bras, porteur dune nageoire dorsale, proportionnellement aussi longue et aussi effilée que celle des dauphins, un être humain, aux muscles vigoureux, et que des bancs nombreux de poissons (je vis, dans ce cortége, entre autres habitants des eaux, la torpille, lanarnak groënlandais et le scorpène-horrible) suivaient avec les marques très-ostensibles de la plus grande admiration. Quelquefois il plongeait, et son corps visqueux reparaissait presque aussitôt, à deux cents mètres de distance. Les marsouins, qui nont pas volé, daprès mon opinion, la réputation de bons nageurs, pouvaient à peine suivre de loin cet amphibie de nouvelle espèce. Je ne crois pas que le lecteur ait lieu de se repentir, sil prête à ma narration, moins le nuisible obstacle dune crédulité stupide, que le suprême service dune confiance profonde, qui discute légalement, avec une secrète sympathie, les mystères poétiques, trop peu nombreux, à son propre avis, que je me charge de lui révéler, quand,

219

chaque fois, loccasion sen présente, comme elle sest inopinément aujourdhui présentée, intimement pénétrée des toniques senteurs des plantes aquatiques, que la bise fraîchissante transporte dans cette strophe, qui contient un monstre, qui sest approprié les marques distinctives de la famille des palmipèdes. Qui parle ici dappropriation ? Que lon sache bien que lhomme, par sa nature multiple et complexe, nignore pas les moyens den élargir encore les frontières ; il vit dans leau, comme lhippocampe ; à travers les couches supérieures de lair, comme lorfraie ; et sous la terre, comme la taupe, le cloporte et la sublimité du vermiceau. Tel est dans sa forme, plus ou moins concise (mais plus, que moins), lexact critérium de la consolation extrêmement fortifiante que je mefforçais de faire naître dans mon esprit, quand je songeais que lêtre humain que japercevais à une grande distance nager des quatre membres, à la surface des vagues,

220

comme jamais cormoran le plus superbe ne le fit, navait, peut-être, acquis le nouveau changement des extrémités de ses bras et de ses jambes, que comme lexpiatoire châtiment de quelque crime inconnu. Il nétait pas nécessaire que je me tourmentasse la tête, pour fabriquer davance les mélancoliques pilules de la pitié ; car, je ne savais pas que cet homme, dont les bras frappaient alternativement londe amère, tandis que ses jambes, avec une force pareille à celle que possèdent les défenses en spirale du narval, engendraient le recul des couches aquatiques, ne sétait pas plus volontairement approprié ces extraordinaires formes, quelles ne lui avaient été imposées comme supplice. Daprès ce que jappris plus tard, voici la simple vérité : la prolongation de lexistence, dans cet élément fluide, avait insensiblement amené, dans lêtre humain qui sétait lui-même exilé des continents rocailleux, les changements importants, mais, non pas essentiels, que javais remarqués, dans lobjet quun regard

221

passablement confus mavait fait prendre, dès les moments primordiaux de son apparition (par une inqualifiable légèreté, dont les écarts engendrent le sentiment si pénible que comprendront facilement les psychologistes et les amants de la prudence) pour un poisson, à forme étrange, non encore décrit dans les classifications des naturalistes ; mais, peut-être, dans leurs ouvrages posthumes, quoique je neusse pas lexcusable prétention de pencher vers cette dernière supposition, imaginée dans de trop hypothétiques conditions. En effet, cet amphibie (puisque amphibie il y a, sans quon puisse affirmer le contraire) nétait visible que pour moi seul, abstraction faite des poissons et des cétacés ; car, je maperçus que quelques paysans, qui sétaient arrêtés à contempler mon visage, troublé par ce phénomène surnaturel, et qui cherchaient inutilement à sexpliquer pourquoi mes yeux étaient constamment fixés, avec une persévérance qui paraissait invincible, et qui ne létait pas en réalité, sur un endroit de la

222

mer où ils ne distinguaient, eux, quune quantité appréciable et limitée de bancs de poissons de toutes les espèces, distendaient louverture de leur bouche grandiose, peut-être autant quune baleine. « Cela les faisait sourire, mais non, comme à moi, pâlir, disaient-ils dans leur pittoresque langage ; et ils nétaient pas assez bêtes pour ne pas remarquer que, précisément, je ne regardais pas les évolutions champêtres des poissons, mais que ma vue se portait, de beaucoup plus, en avant ». De telle manière que, quant à ce qui me concerne, tournant machinalement les yeux du côté de lenvergure remarquable de ces puissantes bouches, je me disais, en moi-même, quà moins quon ne trouvât dans la totalité de lunivers un pélican, grand comme une montagne ou du moins comme un promontoire (admirez, je vous prie, la finesse de la restriction qui ne perd aucun pouce de terrain), aucun bec doiseau de proie ou mâchoire danimal sauvage ne serait jamais capable de surpasser, ni même dégaler, chacun de ces cratères béants,

223

mais trop lugubres. Et, cependant, quoique je réserve une bonne part au sympathique emploi de la métaphore (cette figure de rhétorique rend beaucoup plus de services aux aspirations humaines vers linfini que ne sefforcent de se le figurer ordinairement ceux qui sont imbus de préjugés ou didées fausses, ce qui est la même chose), il nen est pas moins vrai que la bouche risible de ces paysans reste encore assez large pour avaler trois cachalots. Raccourcissons davantage notre pensée, soyons sérieux, et contentons-nous de trois petits éléphants qui viennent à peine de naître. Dune seule brassée, lamphibie laissait après lui un kilomètre de sillon écumeux. Pendant le très-court moment où, le bras tendu en avant reste suspendu dans lair, avant quil senfonce de nouveau, ses doigts écartés, réunis à laide dun repli de la peau, à forme de membrane, semblaient sélancer vers les hauteurs de lespace, et prendre les étoiles. Debout sur le roc, je me servis de mes mains, comme dun porte-voix, et

224

je mécriai, pendant que les crabes et les écrevisses senfuyaient vers lobscurité des plus secrètes crevasses : « O toi, dont la natation lemporte sur le vol des longues ailes de la frégate, si tu comprends encore la signification des grands éclats de voix que, comme fidèle interprétation de sa pensée intime, lance avec force lhumanité, daigne tarrêter, un instant, dans ta marche rapide, et, raconte-moi sommairement les phases de ta véridique histoire. Mais, je tavertis que tu nas pas besoin de madresser la parole, si ton dessein audacieux est de faire naître en moi lamitié et la vénération que je sentis pour toi, dès que je te vis, pour la première fois, accomplissant, avec la grâce et la force du requin, ton pèlerinage indomptable et rectiligne. » Un soupir, qui me glaça les os, et qui fit chanceler le roc sur lequel je reposai la plante de mes pieds (à moins que ce ne fût moi-même qui chancelai, par la rude pénétration des ondes sonores, qui portaient à mon oreille un tel cri de désespoir) sentendit

225

jusquaux entrailles de la terre : les poissons plongèrent sous les vagues, avec le bruit de lavalanche. Lamphibie nosa pas trop savancer jusquau rivage ; mais, dès quil se fut assuré que sa voix parvenait assez distinctement jusquà mon tympan, il réduisit le mouvement de ses membres palmés, de manière à soutenir son buste, couvert de goëmons, au-dessus des flots mugissants. Je le vis incliner son front, comme pour invoquer, par un ordre solennel, la meute errante des souvenirs. Je nosais pas linterrompre dans cette occupation, saintement archéologique : plongé dans le passé, il ressemblait à un écueil. Il prit enfin la parole en ces termes : « Le scolopendre ne manque pas dennemis ; la beauté fantastique de ses pattes innombrables, au lieu de lui attirer la sympathie des animaux, nest, peut-être, pour eux, que le puissant stimulant dune jalouse irritation. Et, je ne serais pas étonné dapprendre que cet insecte est en butte aux haines les plus intenses. Je te cacherai le lieu de ma naissance, qui nimporte pas à mon

226

récit : mais, la honte qui rejaillirait sur ma famille importe à mon devoir. Mon père et ma mère (que Dieu leur pardonne !), après un an dattente, virent le ciel exaucer leurs vœux : deux jumeaux, mon frère et moi, parurent à la lumière. Raison de plus pour saimer. Il nen fut pas ainsi que je parle. Parce que jétais le plus beau des deux, et le plus intelligent, mon frère me prit en haine, et ne se donna pas la peine de cacher ses sentiments : cest pourquoi, mon père et ma mère firent rejaillir sur moi la plus grande partie de leur amour, tandis que, par mon amitié sincère et constante, jefforçai dapaiser une âme, qui navait pas le droit de se révolter, contre celui qui avait été tiré de la même chair. Alors, mon frère ne connut plus de bornes à sa fureur, et me perdit, dans le cœur de nos parents communs, par les calomnies les plus invraisemblables. Jai vécu, pendant quinze ans, dans un cachot, avec des larves et de leau fangeuse pour toute nourriture. Je ne te raconterai pas en détail les tourments

227

inouïs que jai éprouvés, dans cette longue séquestration injuste. Quelquefois, dans un moment de la journée, un des trois bourreaux, à tour de rôle, entrait brusquement, chargé de pinces, de tenailles et de divers instruments de supplice. Les cris que marrachaient les tortures les laissaient inébranlables ; la perte abondante de mon sang les faisait sourire. O mon frère, je tai pardonné, toi la cause première de tous mes maux ! Se peut-il quune rage aveugle ne puisse enfin dessiller ses propres yeux l Jai fait beaucoup de réflexions, dans ma prison éternelle. Quelle devint ma haine générale contre lhumanité, tu le devines. Létiolement progressif, la solitude du corps et de lâme ne mavaient pas fait perdre encore toute ma raison, au point de garder du ressentiment contre ceux que je navais cessé daimer : triple carcan dont jétais lesclave. Je parvins, par la ruse, à recouvrer ma liberté ! Dégoûté des habitants du continent, qui, quoiquils sintitulassent mes semblables, ne paraissaient pas jusquici me

228

ressembler en rien (sils trouvaient que je leur ressemblasse, pourquoi me faisaient-ils du mal ?), je dirigeai ma course vers les galets de la plage, fermement résolu à me donner la mort, si la mer devait moffrir les réminiscences antérieures dune existence fatalement vécue. En croiras-tu tes propres yeux ? Depuis le jour que je menfuis de la maison paternelle, je ne me plains pas autant que tu le penses dhabiter la mer et ses grottes de cristal. La Providence, comme tu le vois, ma donné en partie lorganisation du cygne. Je vis en paix avec les poissons, et ils me procurent la nourriture dont jai besoin, comme si jétais leur monarque. Je vais pousser un sifflement particulier, pourvu que cela ne te contrarie pas, et tu vas voir comme ils vont reparaître. » Il arriva comme il le prédit. Il reprit sa royale natation, entouré de son cortège de sujets. Et, quoiquau bout de quelques secondes, il eût complètement disparu à mes yeux, avec une longue vue, je pus encore le distinguer, aux dernières limites de

229

lhorizon. Il nageait, dune main, et, de lautre, essuyait ses yeux, quavait injectés de sang la contrainte terrible de sêtre approché de la terre ferme. Il avait agi ainsi pour me faire plaisir. Je rejetai linstrument révélateur contre lescarpement à pic ; il bondit de roche en roche, et ses fragments épars, ce sont les vagues qui le reçurent : tels furent la dernière démonstration et le suprême adieu, par lesquels, je minclinai, comme dans un rêve, devant une noble et infortunée intelligence ! Cependant, tout était réel dans ce qui sétait passé, pendant ce soir dété. Chaque nuit, plongeant lenvergure de mes ailes dans ma mémoire agonisante, jévoquais le souvenir de Falmer chaque nuit. Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traits majestueux étaient encore empreints dans mon imagination destructiblement surtout ses cheveux blonds. Éloignez, éloignez donc cette tête sans chevelure, polie comme la carapace de la tortue. Il avait quatorze ans, et je navais quun an de plus. Que cette lugubre

230

voix se taise. Pourquoi vient-elle me dénoncer ? Mais cest moi-même qui parle. Me servant de ma propre langue pour émettre ma pensée, je maperçois que mes lèvres remuent, et que cest moi-même qui parle. Et, cest moi-même qui, racontant une histoire de ma jeunesse, et sentant le remords pénétrer dans mon cœur cest moi-même, à moins que je ne me trompe cest moi-même qui parle. Je navais quun an de plus. Quel est donc celui auquel je fais allusion ? Cest un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. Oui, oui, jai déjà dit comment il sappelle je ne veux pas épeler de nouveau ces six lettres, non, non. Il nest pas utile non plus de répéter que javais un an de plus. Qui le sait ? Répétons-le, cependant, mais, avec un pénible murmure : je navais quun an de plus. Même alors, la prééminence de ma force physique était plutôt un motif de soutenir, à travers le rude sentier de la vie, celui qui sétait donné à moi, que de maltraiter un être visiblement plus faible.

231

Or, je crois en effet quil était plus faible Même alors. Cest un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. La prééminence de ma force physique chaque nuit Surtout ses cheveux blonds. Il existe plus dun être humain qui a vu des têtes chauves : la vieillesse, la maladie, la douleur (les trois ensemble ou prises séparément) expliquent ce phénomène négatif dune manière satisfaisante. Telle est, du moins, la réponse que me ferait un savant, si je linterrogeais là-dessus. La vieillesse, la maladie, la douleur. Mais je nignore pas (moi, aussi, je suis savant) quun jour, parce quil mavait arrêté la main, au moment où je levais mon poignard pour percer le sein dune femme, je le saisis par les cheveux avec un bras de fer, et le fis tournoyer dans lair avec une telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main, et que son corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner contre le tronc dun chêne Je nignore pas quun jour sa chevelure me resta dans la main. Moi, aussi, je suis savant. Oui, oui, jai déjà dit

232

comment il sappelle. Je nignore pas quun jour jaccomplis un acte infâme, tandis que son corps était lancé par la force centrifuge. Il avait quatorze ans.Quand, dans un accès daliénation mentale, je cours à travers les champs, en tenant, pressée sur mon cœur, une chose sanglante que je conserve depuis longtemps, comme une relique vénérée, les petits enfants qui me poursuivent les petits enfants et les vieilles femmes qui me poursuivent à coups de pierre, poussent ces gémissements lamentables : « Voilà la chevelure de Falmer. » Éloignez, éloignez donc cette tête chauve, polie comme la carapace de la tortue Une chose sanglante. Mais cest moi-même qui parle. Sa figure ovale, ses traits majestueux. Or, je crois en effet quil était plus faible. Les vieilles femmes et les petits enfants. Or, je crois en effet quest-ce que je voulais dire ? or, je crois en effet quil était plus faible. Avec un bras de fer. Ce choc, ce choc la-t-il tué ? Ses os ont-ils été brisés contre larbre irréparablement ? La-t-il tué,

233

ce choc engendré par la vigueur dun athlète ? A-t-il conservé la vie, quoique ses os se soient irréparablement brisés irréparablement ? Ce choc la-t-il tué ? Je crains de savoir ce dont mes yeux fermés ne furent pas témoins. En effet Surtout ses cheveux blonds. En effet, je menfuis au loin avec une conscience désormais implacable. Il avait quatorze ans. Avec une conscience désormais implacable. Chaque nuit. Lorsquun jeune homme, qui aspire à la gloire, dans un cinquième étage, penché sur sa table de travail, à lheure silencieuse de minuit, perçoit un bruissement quil ne sait à quoi attribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête, alourdie par la méditation et les manuscrits poudreux ; mais, rien, aucun indice surpris ne lui révèle la cause de ce quil entend si faiblement, quoique cependant il lentende. Il saperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers lair ambiant, les vibrations presque imperceptibles dune feuille de papier accrochée à un

234

clou figé contre la muraille. Dans un cinquième étage. De même quun jeune homme, qui aspire à la gloire, entend un bruissement quil ne sait à quoi attribuer, ainsi jentends une voix mélodieuse qui prononce à mon oreille : « Maldoror ! » Mais, avant de mettre fin à sa méprise, il croyait entendre les ailes dun moustique penché sur sa table de travail. Cependant, je ne rêve pas ; quimporte que je sois étendu sur mon lit de satin ? Je fais avec sang-froid la perspicace remarque que jai les yeux ouverts, quoiquil soit lheure des dominos roses et des bals masqués. Jamais oh ! non, jamais ! une voix mortelle ne fit entendre ces accents séraphiques, en prononçant, avec tant de douloureuse élégance, les syllabes de mon nom ! Les ailes dun moustique Comme sa voix est bienveillante. Ma-t-il donc pardonné ? Son corps alla cogner contre le tronc dun chêne « Maldoror ! »
FIN DU QUATRIÈME CHANT

CHANT CINQUIÈME

Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, si ma prose na pas le bonheur de lui plaire. Tu soutiens que mes idées sont au moins singulières. Ce que tu dis là, homme respectable, est la vérité ; mais, une vérité partiale. Or, quelle source abondante derreurs et de méprises nest pas toute vérité partiale ! Les bandes détourneaux ont une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise à une tactique uniforme et régulière, telle que serait celle dune troupe disciplinée, obéissant avec précision à la voix dun seul chef. Cest à la voix de linstinct que les étourneaux obéissent, et leur instinct les porte à se rapprocher toujours du centre du peloton, tandis que la rapidité de leur vol les emporte sans cesse au delà ; en sorte que cette multitude doiseaux, ainsi réunis par une tendance commune vers le même point aimanté, allant et

239

venant sans cesse, circulant et se croisant en tous sens, forme une espèce de tourbillon fort agité, dont la masse entière, sans suivre de direction bien certaine, paraît avoir un mouvement général dévolution sur elle-même, résultant des mouvements particuliers de circulation propres à chacune de ses parties, et dans lequel le centre, tendant perpétuellement à se développer, mais sans cesse pressé, repoussé par leffort contraire des lignes environnantes qui pèsent sur lui, est constamment plus serré quaucune de ces lignes, lesquelles le sont elles-mêmes dautant plus, quelles sont plus voisines du centre. Malgré cette singulière manière de tourbillonner, les étourneaux nen fendent pas moins, avec une vitesse rare, lair ambiant, et gagnent sensiblement, à chaque seconde, un terrain précieux

240

pour le terme de leurs fatigues et le but de leur pèlerinage. Toi, de même, ne fais pas attention à la manière bizarre dont je chante chacune de ces strophes. Mais, sois persuadé que les accents fondamentaux de la poésie nen conservent pas moins leur intrinsèque droit sur mon intelligence. Ne généralisons pas des faits exceptionnels, je ne demande pas mieux : cependant mon caractère est dans lordre des choses possibles. Sans doute, entre les deux termes extrêmes de ta littérature, telle que tu lentends, et de la mienne, il en est une infinité dintermédiaires et il serait facile de multiplier les divisions ; mais, il ny aurait nulle utilité, et il y aurait le danger de donner quelque chose détroit et de faux à une conception éminemment philosophique, qui cesse dêtre rationnelle, dès quelle nest plus comprise comme elle a été imaginée, cest-à-dire avec

241

ampleur. Tu sais allier lenthousiasme et le froid intérieur, observateur dune humeur concentrée ; enfin, pour moi, je te trouve parfait Et tu ne veux pas me comprendre ! Si tu nes pas en bonne santé, suis mon conseil (cest le meilleur que je possède à ta disposition), et va faire une promenade dans la campagne. Triste compensation, quen dis-tu ? Lorsque tu auras pris lair, reviens me trouver : tes sens seront plus reposés. Ne pleure plus ; je ne voulais pas te faire de la peine. Nest-il pas vrai, mon ami, que, jusquà un certain point, ta sympathie est acquise à mes chants ? Or, qui tempêche de franchir les autres degrés ? La frontière entre ton goût et le mien est invisible ; tu ne pourras jamais la saisir : preuve que cette frontière elle-même nexiste pas. Réfléchis donc qualors (je ne fais ici queffleurer la

242

question) il ne serait pas impossible que tu eusses signé un traité dalliance avec lobstination, cette agréable fille du mulet, source si riche dintolérance. Si je ne savais pas que tu nétais pas un sot, je ne te ferais pas un semblable reproche. Il nest pas utile pour toi que tu tencroûtes dans la cartilagineuse carapace dun axiome que tu crois inébranlable. Il y a dautres axiomes aussi qui sont inébranlables, et qui marchent parallèlement avec le tien. Si tu as un penchant marqué pour le caramel (admirable farce de la nature), personne ne le concevra comme un crime ; mais, ceux dont lintelligence, plus énergique et capable de plus grandes choses, préfère le poivre et larsenic, ont de bonnes raisons pour agir de la sorte, sans avoir lintention dimposer leur pacifique domination à ceux qui

243

tremblent de peur devant une musaraigne ou lexpression parlante des surfaces dun cube. Je parle par expérience, sans venir jouer ici le rôle de provocateur. Et, de même que les rotifères et les tardigrades peuvent être chauffés à une température voisine de lébullition, sans perdre nécessairement leur vitalité, il en sera de même pour toi, si tu sais tassimiler, avec précaution, lâcre sérosité suppurative qui se dégage avec lenteur de lagacement que causent mes intéressantes élucubrations. Eh quoi, nest-on pas parvenu à greffer sur le dos dun rat vivant la queue détachée du corps dun autre rat ? Essaie donc pareillement de transporter dans ton imagination les diverses modifications de ma raison cadavérique. Mais, sois prudent. À lheure que jécris, de nouveaux frissons parcourent latmosphère intellectuelle : il ne sagit que

244

davoir le courage de les regarder en face. Pourquoi fais-tu cette grimace ? Et même tu laccompagnes dun geste que lon ne pourrait imiter quaprès un long apprentissage. Sois persuadé que lhabitude est nécessaire en tout ; et, puisque la répulsion instinctive, qui sétait déclarée dès les premières pages, a notablement diminué de profondeur, en raison inverse de lapplication à la lecture, comme un furoncle quon incise, il faut espérer, quoique ta tête soit encore malade, que ta guérison ne tardera certainement pas à rentrer dans sa dernière période. Pour moi, il est indubitable que tu vogues déjà en pleine convalescence ; cependant, ta figure est restée bien maigre, hélas ! Mais courage ! il y a en toi un esprit peu commun, je taime, et je ne désespère pas de ta complète délivrance, pourvu que tu

245

absorbes quelques substances médicamenteuses ; qui ne feront que hâter la disparition des derniers symptômes du mal. Comme nourriture astringente et tonique, tu arracheras dabord les bras de ta mère (si elle existe encore), tu les dépèceras en petits morceaux, et tu les mangeras ensuite, en un seul jour, sans quaucun trait de ta figure ne trahisse ton émotion. Si ta mère était trop vieille, choisis un autre sujet chirurgique, plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine aura prise, et dont les os tarsiens, quand il marche, prennent aisément un point dappui pour faire la bascule : ta sœur, par exemple. Je ne puis mempêcher de plaindre son sort, et je ne suis pas de ceux dans lesquels un enthousiasme très froid ne fait quaffecter la bonté. Toi et moi, nous verserons pour elle, pour cette vierge aimée (mais, je nai pas de preuves

246

pour établir quelle soit vierge), deux larmes incoercibles, deux larmes de plomb. Ce sera tout. La potion la plus lénitive, que je te conseille, est un bassin, plein dun pus blennorrhagique à noyaux, dans lequel on aura préalablement dissous un kyste pileux de lovaire, un chancre folliculaire, un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland par une paraphimosis, et trois limaces rouges. Si tu suis mes ordonnances, ma poésie te recevra à bras ouverts, comme quand un pou resèque, avec ses baisers, la racine dun cheveu.
Je voyais, devant moi, un objet debout sur un tertre. Je ne distinguais pas clairement sa tête ; mais, déjà, je devinais quelle nétait pas dune forme ordinaire, sans, néanmoins, préciser la proportion exacte de ses contours. Je nosais

247

mapprocher de cette colonne immobile ; et, quand même jaurais eu à ma disposition les pattes ambulatoires de plus de trois mille crabes (je ne parle même pas de celles qui servent à la préhension et à la mastication des aliments), je serais encore resté à la même place, si un événement, très futile par lui-même, neût prélevé un lourd tribut sur ma curiosité, qui faisait craquer ses digues. Un scarabée, roulant, sur le sol, avec ses mandibules et ses antennes, une boule, dont les principaux éléments étaient composés de matières excrémentielles, savançait, dun pas rapide, vers le tertre désigné, sappliquant à mettre bien en évidence la volonté quil avait de prendre cette direction. Cet animal articulé nétait pas de beaucoup plus grand quune vache ! Si lon doute de ce que je dis, que lon vienne à moi, et je satisferai les plus incrédules

248

par le témoignage de bons témoins. Je le suivis de loin, ostensiblement intrigué. Que voulait-il faire de cette grosse boule noire ? Ô lecteur, toi qui te vantes sans cesse de ta perspicacité (et non à tort), serais-tu capable de me le dire ? Mais, je ne veux pas soumettre à une rude épreuve ta passion connue pour les énigmes. Quil te suffise de savoir que, la plus douce punition que je puisse tinfliger, est encore de te faire observer que ce mystère ne te sera révélé (il te sera révélé) que plus tard, à la fin de ta vie, quand tu entameras des discussions philosophiques avec lagonie sur le bord de ton chevet et peut-être même à la fin de cette strophe. Le scarabée était arrivé au bas du tertre. Javais emboîté mon pas sur ses traces, et jétais encore à une grande distance du lieu de la scène ; car, de même que les stercoraires, oiseaux inquiets

249

comme sils étaient toujours affamés, se plaisent dans les mers qui baignent les deux pôles, et navancent quaccidentellement dans les zônes tempérées, ainsi je nétais pas tranquille, et je portais mes jambes en avant avec beaucoup de lenteur. Mais quétait-ce donc que la substance corporelle vers laquelle javançais ? Je savais que la famille des pélécaninés comprend quatre genres distincts : le fou, le pélican, le cormoran, la frégate. La forme grisâtre qui mapparaissait nétait pas un fou. Le bloc plastique que japercevais nétait pas une frégate. La chair cristallisée que jobservais nétait pas un cormoran. Je le voyais maintenant, lhomme à lencéphale dépourvu de protubérance annulaire ! Je recherchais vaguement, dans les replis de ma mémoire, dans quelle contrée torride ou glacée, javais déjà remarqué

250

ce bec très-long, large, convexe, en voûte, à arête marquée, onguiculée, renflée et très crochue à son extrémité ; ces bords dentelés, droits ; cette mandibule inférieure, à branches séparées jusquauprès de la pointe ; cet intervalle rempli par une peau membraneuse ; cette large poche, jaune et sacciforme, occupant toute la gorge et pouvant se distendre considérablement ; et ces narines très étroites, longitudinales, presque imperceptibles, creusées dans un sillon bazal ! Si cet être vivant, à respiration pulmonaire et simple, à corps garni de poils, avait été un oiseau entier jusquà la plante des pieds, et non plus seulement jusquaux épaules, il ne maurait pas alors été si difficile de le reconnaître : chose très facile à faire, comme vous allez le voir vous-même. Seulement, cette

251

fois, je men dispense ; pour la clarté de ma démonstration, jaurais besoin quun de ces oiseaux fût placée sur ma table de travail, quand même il ne serait quempaillé. Or, je ne suis pas assez riche pour men procurer. Suivant pas à pas une hypothèse antérieure, jaurais de suite assigné sa véritable nature et trouvé une place, dans les cadres dhistoire naturelle, à celui dont jadmirais la noblesse dans sa pose maladive. Avec quelle satisfaction de nêtre pas tout à fait ignorant sur les secrets de son double organisme, et quelle avidité den savoir davantage, je le contemplais dans sa métamorphose durable ! Quoiquil ne possédât pas un visage humain, il me paraissait beau comme les deux longs filaments tentaculiformes dun insecte ; ou plutôt, comme une inhumation précipitée ; ou

252

encore, comme la loi de la reconstitution des organes mutilés ; et surtout, comme un liquide éminemment putrescible ! Mais, ne prêtant aucune attention à ce qui se passait aux alentours, létranger regardait toujours devant lui, avec sa tête de pélican ! Un autre jour, je reprendrai la fin de cette histoire. Cependant, je continuerai ma narration avec un morne empressement ; car, si, de votre côté, il vous tarde de savoir où mon imagination veut en venir (plût au ciel quen effet, ce ne fût là que de limagination !), du mien, jai pris la résolution de terminer en une seule fois (et non en deux !) ce que javais à vous dire. Quoique cependant personne nait le droit de maccuser de manquer de courage. Mais, quand on se trouve en présence de pareilles circonstances, plus dun sent battre contre la paume de sa

253

main les pulsations de son cœur. Il vient de mourir, presque inconnu, dans un petit port de Bretagne, un maître caboteur, vieux marin, qui fut le héros dune terrible histoire. Il était alors capitaine au long cours, et voyageait pour un armateur de Saint-Malo. Or, après une absence de treize mois, il arriva au foyer conjugal, au moment où sa femme, encore alitée, venait de lui donner un héritier, à la reconnaissance duquel il ne se reconnaissait aucun droit. Le capitaine ne fit rien paraître de sa surprise et de sa colère ; il pria froidement sa femme de shabiller, et de laccompagner à une promenade, sur les remparts de la ville. On était en janvier. Les remparts de Saint-Malo sont élevés, et, lorsque souffle le vent du nord, les plus intrépides reculent. La malheureuse obéit, calme et résignée ; en entrant, elle délira. Elle

254

expira dans la nuit. Mais, ce nétait quune femme. Tandis que moi, qui suis un homme, en présence dun drame non moins grand, je ne sais si je conservai assez dempire sur moi-même, pour que les muscles de ma figure restassent immobiles ! Dès que le scarabée fut arrivé au bas du tertre, lhomme leva son bras vers louest (précisément, dans cette direction, un vautour des agneaux et un grand-duc de Virginie avaient engagé un combat dans les airs), essuya sur son bec une longue larme qui présentait un système de coloration diamantée, et dit au scarabée : « Malheureuse boule ! ne las-tu pas fait rouler assez longtemps ? Ta vengeance nest pas encore assouvie ; et, déjà, cette femme, dont tu avais attaché, avec des colliers de perles, les jambes et les bras, de manière à réaliser un polyèdre amorphe, afin de la traîner,

255

avec tes tarses, à travers les vallées et les chemins, sur les ronces et les pierres (laisse-moi mapprocher pour voir si cest encore elle !), a vu ses os se creuser de blessures, ses membres se polir par la loi mécanique du frottement rotatoire, se confondre dans lunité de la coagulation, et son corps présenter, au lieu des linéaments primordiaux et des courbes naturelles, lapparence monotone dun seul tout homogène qui ne ressemble que trop, par la confusion de ses divers éléments broyés, à la masse dune sphère ! Il y a longtemps quelle est morte ; laisse ces dépouilles à la terre, et prends garde daugmenter, dans dirréparables proportions, la rage qui te consume : ce nest plus de la justice ; car, légoïsme, caché dans les téguments de ton front, soulève lentement, comme un fantôme, la draperie qui le

256

recouvre. » Le vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, portés insensiblement, par les péripéties de leur lutte, sétaient rapprochés de nous. Le scarabée trembla devant ces paroles inattendues, et, ce qui, dans une autre occasion, aurait été un mouvement insignifiant, devint, cette fois, la marque distinctive dune fureur qui ne connaissait plus de bornes ; car, il frotta redoutablement ses cuisses postérieures contre le bord des élytres, en faisant entendre un bruit aigu : « Qui es-tu, donc, toi ; être pusillanime ? Il paraît que tu as oublié certains développements étranges des temps passés ; tu ne les retiens pas dans ta mémoire, mon frère. Cette femme nous a trahis, lun après lautre. Toi le premier, moi le second. Il me semble que cette injure ne doit pas (ne doit pas !) disparaître du

257

souvenir si facilement. Si facilement ! Toi, ta nature magnanime te permet de pardonner. Mais, sais-tu si, malgré la situation anormale des atomes de cette femme, réduite à pâte de pétrin (il nest pas maintenant question de savoir si lon ne croirait pas, à la première investigation, que ce corps ait été augmenté dune quantité notable de densité plutôt par lengrenage de deux fortes roues que par les effets de ma passion fougueuse), elle nexiste pas encore ? Tais-toi, et permets que je me venge. » Il reprit son manège, et séloigna, la boule poussée devant lui. Quand il se fut éloigné, le pélican sécria : « Cette femme, par son pouvoir magique, ma donné une tête de palmipède, et a changé mon frère en scarabée : peut-être quelle mérite même de pires traitements que ceux que je viens dénumérer. » Et moi, qui nétais pas

258

certain de ne pas rêver, devinant, par ce que javais entendu, la nature des relations hostiles qui unissaient, au-dessus de moi, dans un combat sanglant, le vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, je rejetai, comme un capuchon, ma tête en arrière, afin de donner, au jeu de mes poumons, laisance et lélasticité susceptibles, et je leur criai, en dirigeant mes yeux vers le haut : « Vous autres, cessez votre discorde. Vous avez raison tous les deux ; car, à chacun elle avait promis son amour ; par conséquent, elle vous a trompés ensemble. Mais, vous nêtes pas les seuls. En outre, elle vous dépouilla de votre forme humaine, se faisant un jeu cruel de vos plus saintes douleurs. Et, vous hésiteriez à me croire ! Dailleurs elle est morte ; et le scarabée lui a fait subir un châtiment dineffaçable empreinte,

259

malgré la pitié du premier trahi. » À ces mots, ils mirent fin à leur querelle, et ne sarrachèrent plus les plumes, ni les lambeaux de chair : ils avaient raison dagir ainsi. Le grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant après son maître, senfonça dans les crevasses dun couvent en ruines. Le vautour des agneaux, beau comme la loi de larrêt de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance nest pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme sassimile, se perdit dans les hautes couches de latmosphère. Le pélican, dont le généreux pardon mavait causé beaucoup dimpression, parce que je ne le trouvais pas naturel, reprenant sur son tertre limpassibilité majestueuse dun phare, comme pour

260

avertir les navigateurs humains de faire attention à son exemple, et de préserver leur sort de lamour des magiciennes sombres, regardait toujours devant lui. Le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans lalcoolisme, disparaissait à lhorizon. Quatre existences de plus que lon pouvait rayer du livre de vie. Je marrachai un muscle entier dans le bras gauche, car je ne savais plus ce que je faisais, tant je me trouvais ému devant cette quadruple infortune. Et, moi, qui croyais que cétaient des matières excrémentitielles. Grande bête que je suis, va.
Lanéantissement intermittent des facultés humaines : quoi que votre pensée penchât à supposer, ce ne sont pas là des mots. Du moins, ce ne sont pas des mots comme les autres. Quil lève la main, celui qui croirait accomplir un acte juste, en priant quelque bourreau de lécorcher

261

vivant. Quil redresse la tête, avec la volupté du sourire, celui qui, volontairement, offrirait sa poitrine aux balles de la mort. Mes yeux chercheront la marque des cicatrices ; mes dix doigts concentreront la totalité de leur attention à palper soigneusement la chair de cet excentrique ; je vérifierai que les éclaboussures de la cervelle ont rejailli sur le satin de mon front. Nest-ce pas quun homme, amant dun pareil martyre, ne se trouverait pas dans lunivers entier ? Je ne connais pas ce que cest que le rire, cest vrai, ne layant jamais éprouvé par moi-même. Cependant, quelle imprudence ny aurait-il pas à soutenir que mes lèvres ne sélargiraient pas, sil métait donné de voir celui qui prétendrait que, quelque part, cet homme-là existe ? Ce quaucun ne souhaiterait pour sa propre existence, ma été échu par

262

un lot inégal. Ce nest pas que mon corps nage dans le lac de la douleur ; passe alors. Mais, lesprit se dessèche par une réflexion condensée et continuellement tendue ; il hurle comme les grenouilles dun marécage, quand une troupe de flamants voraces et de hérons affamés vient sabattre sur les joncs de ses bords. Heureux celui qui dort paisiblement dans un lit de plumes, arrachées à la poitrine de leider, sans remarquer quil se trahit lui-même. Voilà plus de trente ans que je nai pas encore dormi. Depuis limprononçable jour de ma naissance, jai voué aux planches somnifères une haine irréconciliable. Cest moi qui lai voulu ; que nul ne soit accusé. Vite, que lon se dépouille du soupçon avorté. Distinguez-vous, sur mon front, cette pâle couronne ? Celle qui la tressa de ses doigts maigres fut la ténacité. Tant quun reste de

263

séve brûlante coulera dans mes os, comme un torrent de métal fondu, je ne dormirai point. Chaque nuit, je force mon œil livide à fixer les étoiles, à travers les carreaux de ma fenêtre. Pour être plus sûr de moi-même, un éclat de bois sépare mes paupières gonflées. Lorsque laurore apparaît, elle me retrouve dans la même position, le corps appuyé verticalement, et debout contre le plâtre de la muraille froide. Cependant, il marrive quelquefois de rêver, mais sans perdre un seul instant le vivace sentiment de ma personnalité et la libre faculté de me mouvoir : sachez que le cauchemar qui se cache dans les angles phosphoriques de lombre, la fièvre qui palpe mon visage avec son moignon, chaque animal impur qui dresse sa griffe sanglante, eh bien, cest ma volonté qui, pour donner un aliment stable à son activité perpétuelle, les fait

264

tourner en rond. En effet, atome qui se venge en son extrême faiblesse, le libre arbitre ne craint pas daffirmer, avec une autorité puissante, quil ne compte pas labrutissement parmi le nombre de ses fils : celui qui dort est moins quun animal châtré la veille. Quoique linsomnie entraîne, vers les profondeurs de la fosse, ces muscles qui déjà répandent une odeur de cyprès, jamais la blanche catacombe de mon intelligence nouvrira ses sanctuaires aux yeux du Créateur. Une secrète et noble justice, vers les bras tendus de laquelle je me lance par instinct, mordonne de traquer sans trève cet ignoble châtiment. Ennemi redoutable de mon âme imprudente, à lheure où lon allume un falot sur la côte, je defends à mes reins infortunés de se coucher sur la rosée de gazon. Vainqueur, je repousse les embûches de lhypocrite pavot.

265

Il est en conséquence certain que, par cette lutte étrange, mon cœur a muré ses desseins, affamé qui se mange lui-même. Impénétrable comme les géants, moi, jai vécu sans cesse avec lenvergure des yeux béante. Au moins, il est avéré que, pendant le jour, chacun peut opposer une résistance utile contre le Grand Objet Extérieur (qui ne sait pas son nom ?) ; car, alors, la volonté veille à sa propre défense avec un remarquable acharnement. Mais aussitôt que le voile des vapeurs nocturnes sétend, même sur les condamnés que lon va pendre, oh ! voir son intellect entre les sacrilèges mains dun étranger. Un implacable scalpel en scrute les broussailles épaisses. La conscience exhale un long râle de malédiction ; car, le voile de sa pudeur reçoit de cruelles déchirures. Humiliation ! notre porte est ouverte à la curiosité farouche

266

du Céleste Bandit. Je nai pas mérité ce supplice infâme, toi, le hideux espion de ma causalité ! Si jexiste, je ne suis pas un autre. Je nadmets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veux résider seul dans mon intime raisonnement. Lautonomie ou bien quon me change en hippopotame. Abîme-toi sous terre, ô anonyme stigmate, et ne reparais plus devant mon indignation hagarde. Ma subjectivité et le Créateur, cest trop pour un cerveau. Quand la nuit obscurcit le cours des heures, quel est celui qui na pas combattu contre linfluence du sommeil, dans sa couche mouillée dune glaciale sueur ? Ce lit, attirant contre son sein les facultés mourantes, nest quun tombeau composé de planches de sapin équarri. La volonté se retire insensiblement, comme en présence dune force invisible. Une poix visqueuse épaissit le

267

cristallin des yeux. Les paupières se recherchent comme deux amis. Le corps nest plus quun cadavre qui respire. Enfin, quatre énormes pieux clouent sur le matelas la totalité des membres. Et remarquez, je vous prie, quen somme les draps ne sont que des linceuls. Voici la cassolette où brûle lencens des religions. Léternité mugit, ainsi quune mer lointaine, et sapproche à grands pas. Lappartement a disparu : prosternez-vous, humains, dans la chapelle ardente ! Quelquefois, sefforçant inutilement de vaincre les imperfections de lorganisme, au milieu du sommeil le plus lourd, le sens magnétisé saperçoit avec étonnement quil nest plus quun bloc de sépulture, et raisonne admirablement, appuyé sur une subtilité incomparable : « Sortir de cette couche est un problème plus difficile quon ne le

268

pense. Assis sur la charrette, lon mentraîne vers la binarité des poteaux de la guillotine. Chose curieuse, mon bras inerte sest assimilé savamment la raideur de la souche. Cest très mauvais de rêver quon marche à léchafaud. » Le sang coule à larges flots à travers la figure. La poitrine effectue des soubresauts répétés, et se gonfle avec des sifflements. Le poids dun obélisque étouffe lexpansion de la rage. Le réel a détruit les rêves de la somnolence ! Qui ne sait pas que, lorsque la lutte se prolonge entre le moi, plein de fierté, et laccroissement terrible de la catalepsie, lesprit halluciné perd le jugement ? Rongé par le désespoir, il se complaît dans son mal, jusquà ce quil ait vaincu la nature, et que le sommeil, voyant sa proie lui échapper, senfuie sans retour loin de son cœur, dune aile irritée et honteuse. Jetez un

269

peu de cendre sur mon orbite en feu. Ne fixez pas mon œil qui ne se ferme jamais. Comprenez-vous les souffrances que jendure (cependant, lorgueil est satisfait) ? Dès que la nuit exhorte les humains au repos, un homme, que je connais, marche à grands pas dans la campagne. Je crains que ma résolution ne succombe aux atteintes de la vieillesse. Quil arrive, ce jour fatal où je mendormirai ! Au réveil mon rasoir, se frayant un passage à travers le cou, prouvera que rien nétait, en effet, plus réel.
Mais qui donc ! mais qui donc ose, ici, comme un conspirateur, traîner les anneaux de son corps vers ma poitrine noire ? Qui que tu sois, excentrique python, par quel prétexte excuses-tu ta présence ridicule ? Est-ce un vaste remords qui te tourmente ? Car, vois-tu, boa, ta sauvage majesté na pas, je

270

le suppose, lexorbitante prétention de se soustraire à la comparaison que jen fais avec les traits du criminel. Cette bave écumeuse et blanchâtre est, pour moi, le signe de la rage. Écoute-moi : sais-tu que ton œil est loin de boire un rayon céleste ? Noublie pas que si ta présomptueuse cervelle ma cru capable de toffrir quelques paroles de consolation, ce ne peut être que par le motif dune ignorance totalement dépourvue de connaissances physiognomoniques. Pendant un temps, bien entendu, suffisant, dirige la lueur de tes yeux vers ce que jai le droit, comme un autre, dappeler mon visage ! Ne vois-tu pas comme il pleure ? Tu tes trompé, basilic. Il est nécessaire que tu cherches ailleurs la triste ration de soulagement, que mon impuissance radicale te retranche, malgré les

271

nombreuses protestations de ma bonne volonté. Oh ! quelle force, en phrases exprimable, fatalement tentraîna vers ta perte ? Il est presque impossible que je mhabitue à ce raisonnement que tu ne comprennes pas que, plaquant sur le gazon rougi, dun coup de mon talon, les courbes fuyantes de ta tête triangulaire, je pourrais pétrir un innommable mastic avec lherbe de la savane et la chair de lécrasé.
Disparais le plus tôt possible loin de moi, coupable à la face blême ! Le mirage fallacieux de lépouvantement ta montré ton propre spectre ! Dissipe tes injurieux soupçons, si tu ne veux pas que je taccuse à mon tour, et que je ne porte contre toi une récrimination qui serait certainement approuvée par le jugement du serpentaire reptilivore. Quelle monstrueuse aberration de limagination tempêche de me

272

reconnaître ! Tu ne te rappelles donc pas les services importants que je tai rendus, par la gratification dune existence que je fis émerger du chaos, et, de ton côté, le vœu, à jamais inoubliable, de ne pas déserter mon drapeau, afin de me rester fidèle jusquà la mort ? Quand tu étais enfant (ton intelligence était alors dans sa plus belle phase), le premier, tu grimpais sur la colline, avec la vitesse de lizard, pour saluer, par un geste de ta petite main, les multicolores rayons de laurore naissante. Les notes de ta voix jaillissaient, de son larynx sonore, comme des perles diamantines, et résolvaient leurs collectives personnalités, dans lagrégation vibrante dun long hymne dadoration. Maintenant, tu rejettes à tes pieds, comme un haillon souillé de boue, la longanimité dont jai fait trop longtemps preuve. La

273

reconnaissance a vu ses racines se dessécher, comme le lit dune mare ; mais, à sa place, lambition a crû dans des proportions quil me serait pénible de qualifier. Quel est-il, celui qui mécoute, pour avoir une telle confiance dans labus de sa propre faiblesse ?
Et qui es-tu, toi-même, substance audacieuse ? Non ! non ! je ne me trompe pas ; et, malgré les métamorphoses multiples auxquelles tu as recours, toujours ta tête de serpent reluira devant mes yeux comme un phare déternelle injustice, et de cruelle domination ! Il a voulu prendre les rênes du commandement, mais il ne sait pas régner ! Il a voulu devenir un objet dhorreur pour tous les êtres de la création, et il a réussi. Il a voulu prouver que lui seul est le monarque de lunivers, et cest en cela quil sest

274

trompé. O misérable ! as-tu attendu jusquà cette heure pour entendre les murmures et les complots qui, sélevant simultanément de la surface des sphères, viennent raser dune aile farouche les rebords papillacés de ton destructible tympan ? Il nest pas loin, le jour, où mon bras te renversera dans la poussière, empoisonnée par ta respiration, et, arrachant de tes entrailles une nuisible vie, laissera sur le chemin ton cadavre, criblé de contorsions, pour apprendre au voyageur consterné, que cette chair palpitante, qui frappe sa vue détonnement, et cloue dans son palais sa langue muette, ne doit plus être comparée, si lon garde son sang-froid, quau tronc pourri dun chêne, qui tomba de vétusté ! Quelle pensée de pitié me retient devant ta présence ? Toi-même, recule plutôt devant moi, te dis-je, et va laver ton incommensurable

275

honte dans le sang dun enfant qui vient de naître : voilà quelles sont tes habitudes. Elles sont dignes de toi. Va marche toujours devant toi. Je te condamne à devenir errant. Je te condamne à rester seul et sans famille. Chemine constamment, afin que tes jambes te refusent leur soutien. Traverse les sables des déserts jusquà ce que la fin du monde engloutisse les étoiles dans le néant. Lorsque tu passeras près de la tanière du tigre, il sempressera de fuir, pour ne pas regarder, comme dans un miroir, son caractère exhaussé sur le socle de la perversité idéale. Mais, quand la fatigue impérieuse tordonnera darrêter ta marche devant les dalles de mon palais, recouvertes de ronces et de chardons, fais attention à tes sandales en lambeaux, et franchis, sur la pointe des pieds, lélégance des vestibules. Ce nest pas une recommandation inutile.

276

Tu pourrais éveiller ma jeune épouse et mon fils en bas âge, couchés dans les caveaux de plomb qui longent les fondements de lantique château. Si tu ne prenais tes précautions davance, ils pourraient te faire pâlir par leurs hurlements souterrains. Quand ton impénétrable volonté leur ôta lexistence, ils nignoraient pas que ta puissance est redoutable, et navaient aucun doute à cet égard ; mais, ils ne sattendaient point (et leurs adieux suprêmes me confirmèrent leur croyance) que ta Providence se serait montrée à ce point impitoyable ! Quoi quil en soit, traverse rapidement ces salles abandonnées et silencieuses, aux lambris démeraude, mais aux armoiries fanées, où reposent les glorieuses statues de mes ancêtres. Ces corps de marbre sont irrités contre toi ; évite leurs regards vitreux.

277

Cest un conseil que te donne la langue de leur unique et dernier descendant. Regarde comme leur bras est levé dans lattitude de la défense provocatrice, la tête fièrement renversée en arrière. Sûrement ils ont deviné le mal que tu mas fait ; et, si tu passes à portée des piédestaux glacés qui soutiennent ces blocs sculptés, la vengeance ty attend. Si ta défense a besoin de mobjecter quelque chose, parle. Il est trop tard pour pleurer maintenant. Il fallait pleurer dans des moments plus convenables, quand loccasion était propice. Si tes yeux sont enfin dessillés, juge toi-même quelles ont été les conséquences de ta conduite. Adieu ! je men vais respirer la brise des falaises ; car, mes poumons, à moitié étouffés, demandent à grands cris un spectacle plus tranquille et plus vertueux que le tien !
Ô pédérastes

278

incompréhensibles, ce nest pas moi qui lancerai des injures à votre grande dégradation ; ce nest pas moi qui viendrai jeter le mépris sur votre anus infundibuliforme. Il suffit que les maladies honteuses, et presque incurables, qui vous assiègent, portent avec elles leur immanquable châtiment. Législateurs dinstitutions stupides, inventeurs dune morale étroite, éloignez-vous de moi, car je suis une âme impartiale. Et vous, jeunes adolescents ou plutôt jeunes filles, expliquez-moi comment et pourquoi (mais, tenez-vous à une convenable distance, car, moi non plus, je ne sais pas résister à mes passions) la vengeance a germé dans vos cœurs, pour avoir attaché au flanc de lhumanité une pareille couronne de blessures. Vous la faites rougir de ses fils par votre conduite (que, moi, je vénère !) ; votre prostitution, soffrant au

279

premier venu, exerce la logique des penseurs les plus profonds, tandis que votre sensibilité exagérée comble la mesure de la stupéfaction de la femme elle-même. Êtes-vous dune nature moins ou plus terrestre que celle de vos semblables ? Possédez-vous un sixième sens qui nous manque ? Ne mentez pas, et dites ce que vous pensez. Ce nest pas une interrogation que je vous pose ; car, depuis que je fréquente en observateur la sublimité de vos intelligences grandioses, je sais à quoi men tenir. Soyez bénis par ma main gauche, soyez sanctifiés par ma main droite, anges protégés par mon amour universel. Je baise votre visage, je baise votre poitrine, je baise, avec mes lèvres suaves, les diverses parties de votre corps harmonieux et parfumé. Que ne maviez-vous dit tout de suite ce que vous étiez, cristallisations dune beauté

280

morale supérieure ? Il a fallu que je devinasse par moi-même les innombrables trésors de tendresse et de chasteté que recélaient les battements de votre cœur oppressé. Poitrine ornée de guirlandes de roses et de vétyver. Il a fallu que jentrouvrisse vos jambes pour vous connaître et que ma bouche se suspendît aux insignes de votre pudeur. Mais (chose importante à représenter) noubliez pas chaque jour de laver la peau de vos parties, avec de leau chaude, car, sinon, des chancres vénériens pousseraient infailliblement sur les commissures fendues de mes lèvres inassouvies. Oh ! si au lieu dêtre un enfer, lunivers navait été quun céleste anus immense, regardez le geste que je fais du côté de mon bas-ventre : oui, jaurais enfoncé ma verge, à travers son sphyncter sanglant, fracassant, par mes

281

mouvements impétueux, les propres parois de son bassin ! Le malheur naurait pas alors soufflé, sur mes yeux aveuglés, des dunes entières de sable mouvant ; jaurais découvert lendroit souterrain où gît la vérité endormie, et les fleuves de mon sperme visqueux auraient trouvé de la sorte un océan où se précipiter ! Mais, pourquoi me surprends-je à regretter un état de choses imaginaire et qui ne recevra jamais le cachet de son accomplissement ultérieur ? Ne nous donnons pas la peine de construire de fugitives hypothèses. En attendant, que celui qui brûle de lardeur de partager mon lit vienne me trouver ; mais, je mets une condition rigoureuse à mon hospitalité : il faut quil nait pas plus de quinze ans. Quil ne croie pas de son côté que jen ai trente ; quest-ce que cela y fait ? Lâge ne diminue pas lintensité des sentiments, loin

282

de là ; et, quoique mes cheveux soient devenus blancs comme la neige, ce nest pas à cause de la vieillesse : cest, au contraire, pour le motif que vous savez. Moi, je naime pas les femmes ! Ni même les hermaphrodites ! Il me faut des êtres qui me ressemblent, sur le front desquels la noblesse humaine soit marquée en caractères plus tranchés et ineffaçables ! Êtes-vous certain que celles qui portent de longs cheveux, soient de la même nature que la mienne ? Je ne le crois pas, et je ne déserterai pas mon opinion. Une salive saumâtre coule de ma bouche, je ne sais pas pourquoi. Qui veut me la sucer, afin que jen sois débarrassé ? Elle monte elle monte toujours ! Je sais ce que cest. Jai remarqué que, lorsque je bois à la gorge le sang de ceux qui se couchent à côté de moi (cest à tort que lon me suppose vampire, puisquon

283

appelle ainsi des morts qui sortent de leur tombeau ; or, moi, je suis un vivant), jen rejette le lendemain une partie par la bouche : voilà lexplication de la salive infecte. Que voulez-vous que jy fasse, si les organes, affaiblis par le vice, se refusent à laccomplissement des fonctions de la nutrition ? Mais, ne révélez mes confidences à personne. Ce nest pas pour moi que je vous dis cela ; cest pour vous-même et les autres, afin que le prestige du secret retienne dans les limites du devoir et de la vertu ceux qui, aimantés par lélectricité de linconnu, seraient tentés de mimiter. Ayez la bonté de regarder ma bouche (pour le moment, je nai pas le temps demployer une formule plus longue de politesse) ; elle vous frappe au premier abord par lapparence de sa structure, sans mettre le serpent dans vos comparaisons

284

 ; cest que jen contracte le tissu jusquà la dernière réduction, afin de faire croire que je possède un caractère froid. Vous nignorez pas quil est diamétralement opposé. Que ne puis-je regarder à travers ces pages séraphiques le visage de celui qui me lit. Sil na pas dépassé la puberté, quil sapproche. Serre-moi contre toi, et ne crains pas de me faire du mal ; rétrécissons progressivement les liens de nos muscles. Davantage. Je sens quil est inutile dinsister ; lopacité, remarquable à plus dun titre, de cette feuille de papier, est un empêchement des plus considérables à lopération de notre complète jonction. Moi, jai toujours éprouvé un caprice infâme pour la pâle jeunesse des collèges, et les enfants étiolés des manufactures ! Mes paroles ne sont pas les réminiscences dun rêve, et jaurai trop de souvenirs à

285

débrouiller, si lobligation métait imposée de faire passer devant vos yeux les événements qui pourraient affermir de leur témoignage la véracité de ma douloureuse affirmation. La justice humaine ne ma pas encore surpris en flagrant délit, malgré lincontestable habileté de ses agents. Jai même assassiné (il ny a pas longtemps !) un pédéraste qui ne se prêtait pas suffisamment à ma passion ; jai jeté son cadavre dans un puits abandonné, et lon na pas de preuves décisives contre moi. Pourquoi frémissez-vous de peur, adolescent qui me lisez ? Croyez-vous que je veuille en faire autant envers vous ? Vous vous montrez souverainement injuste Vous avez raison : méfiez-vous de moi, surtout si vous êtes beau. Mes parties offrent éternellement le spectacle lugubre de la turgescence ; nul ne peut soutenir (et

286

combien ne sen ont-ils pas approchés !) quil les a vues à létat de tranquillité normale, pas même le décrotteur qui my porta un coup de couteau dans un moment de délire. Lingrat ! Je change de vêtements deux fois par semaine, la propreté nétant pas le principal motif de ma détermination. Si je nagissais pas ainsi, les membres de lhumanité disparaîtraient au bout de quelques jours, dans des combats prolongés. En effet, dans quelque contrée que je me trouve, ils me harcèlent continuellement de leur présence et viennent lécher la surface de mes pieds. Mais, quelle puissance possèdent-elles donc, mes gouttes séminales, pour attirer vers elles tout ce qui respire par des nerfs olfactifs ! Ils viennent des bords des Amazones, ils traversent les vallées quarrose le Gange, ils abandonnent le lichen polaire, pour accomplir de longs

287

voyages à ma recherche, et demander aux cités immobiles, si elles nont pas vu passer, un instant, le long de leurs remparts, celui dont le sperme sacré embaume les montagnes, les lacs, les bruyères, les forêts, les promontoires et la vastitude des mers ! Le désespoir de ne pas pouvoir me rencontrer (je me cache secrètement dans les endroits les plus inaccessibles, afin dalimenter leur ardeur) les porte aux actes les plus regrettables. Ils se mettent trois cent mille de chaque côté, et les mugissements des canons servent de prélude à la bataille. Toutes les ailes sébranlent à la fois, comme un seul guerrier. Les carrés se forment et tombent aussitôt pour ne plus se relever. Les chevaux effarés senfuient dans toutes les directions. Les boulets labourent le sol, comme des météores implacables. Le théâtre du

288

combat nest plus quun vaste champ de carnage, quand la nuit révèle sa présence et que la lune silencieuse apparaît entre les déchirures dun nuage. Me montrant du doigt un espace de plusieurs lieues recouvert de cadavres, le croissant vaporeux de cet astre mordonne de prendre un instant, comme le sujet de méditatives réflexions, les conséquences funestes quentraîne, après lui, linexplicable talisman enchanteur que la Providence maccorda. Malheureusement que de siècles ne faudra-t-il pas encore, avant que la race humaine périsse entièrement par mon piége perfide ! Cest ainsi quun esprit habile, et qui ne se vante pas, emploie, pour atteindre à ses fins, les moyens mêmes qui paraîtraient dabord y porter un invincible obstacle. Toujours mon intelligence sélève vers cette imposante question, et vous êtes témoin

289

vous-même quil ne mest plus possible de rester dans le sujet modeste quau commencement javais le dessein de traiter. Un dernier mot cétait une nuit dhiver. Pendant que la bise sifflait dans les sapins, le Créateur ouvrit sa porte au milieu des ténèbres et fit entrer un pédéraste.
Silence ! il passe un cortège funéraire à côté de vous. Inclinez la binarité de vos rotules vers la terre et entonnez un chant doutre-tombe. (Si vous considérez mes paroles plutôt comme une simple forme impérative, que comme un ordre formel qui nest pas à sa place, vous montrerez de lesprit et du meilleur.) Il est possible que vous parveniez de la sorte à réjouir extrêmement lâme du mort, qui va se reposer de la vie dans une fosse. Même le fait est, pour moi, certain. Remarquez que je ne dis pas que votre opinion ne puisse

290

jusquà un certain point être contraire à la mienne ; mais, ce quil importe avant tout, cest de posséder des notions justes sur les bases de la morale, de telle manière que chacun doive se pénétrer du principe qui commande de faire à autrui ce que lon voudrait peut-être qui fût fait à soi-même. Le prêtre des religions ouvre le premier la marche, en tenant à la main un drapeau blanc, signe de la paix, et de lautre un emblème dor qui représente les parties de lhomme et de la femme, comme pour indiquer que ces membres charnels sont la plupart du temps, abstraction faite de toute métaphore, des instruments très dangereux entre les mains de ceux qui sen servent, quand ils les manipulent aveuglément pour des buts divers qui se querellent entre eux, au lieu dengendrer une opportune réaction contre la passion

291

connue qui cause presque tous nos maux. Au bas de son dos est attachée (artificiellement, bien entendu) une queue de cheval, aux crins épais, qui balaie la poussière du sol. Elle signifie de prendre garde de ne pas nous ravaler par notre conduite au rang des animaux. Le cercueil connaît sa route et marche après la tunique flottante du consolateur. Les parents et les amis du défunt, par la manifestation de leur position, ont résolu de fermer la marche du cortège. Celui-ci savance avec majesté, comme un vaisseau qui fend la pleine mer, et ne craint pas le phénomène de lenfoncement ; car, au moment actuel, les tempêtes et les écueils ne se font pas remarquer par quelque chose de moins que leur explicable absence. Les grillons et les crapauds suivent à quelques pas la fête mortuaire ; eux, aussi, nignorent pas que leur

292

modeste présence aux funérailles de quiconque leur sera un jour comptée. Ils sentretiennent à voix basse dans leur pittoresque langage (ne soyez pas assez présomptueux, permettez-moi de vous donner ce conseil non intéressé, pour croire que vous seul possédez la précieuse faculté de traduire les sentiments de votre pensée) de celui quils regardèrent plus dune fois courir à travers les prairies verdoyantes, et plonger la sueur de ses membres dans les bleuâtres vagues des golfes arénacés. Dabord, la vie parut lui sourire sans arrière-pensée ; et, magnifiquement, le couronna de fleurs ; mais, puisque votre intelligence elle-même saperçoit ou plutôt devine quil sest arrêté aux limites de lenfance, je nai pas besoin, jusquà lapparition dune rétractation véritablement nécessaire, de continuer les prolégomènes de

293

ma rigoureuse démonstration. Dix ans. Nombre exactement calqué, à sy méprendre, sur celui des doigts de la main. Cest peu et cest beaucoup. Dans le cas qui nous préoccupe, cependant, je mappuierai sur votre amour envers la vérité, pour que vous prononciez, avec moi, sans tarder une seconde de plus, que cest peu. Et, quand je réfléchis sommairement à ces ténébreux mystères, par lesquels, un être humain disparaît de la terre, aussi facilement quune mouche ou une libellule, sans conserver lespérance dy revenir, je me surprends à couver le vif regret de ne pas probablement pouvoir vivre assez longtemps, pour vous bien expliquer ce que je nai pas la prétention de comprendre moi-même. Mais, puisquil est prouvé que, par un hasard extraordinaire, je nai pas encore perdu la vie depuis ce temps lointain où je

294

commençai, plein de terreur, la phrase précédente, je calcule mentalement quil ne sera pas inutile ici, de construire laveu complet de mon impuissance radicale, quand il sagit surtout, comme à présent, de cette imposante et inabordable question. Cest, généralement parlant, une chose singulière que la tendance attractive qui nous porte à rechercher (pour ensuite les exprimer) les ressemblances et les différences que recèlent, dans leurs naturelles propriétés, les objets les plus opposés entre eux, et quelquefois les moins aptes, en apparence, à se prêter à ce genre de combinaisons sympathiquement curieuses, et qui, ma parole dhonneur, donnent gracieusement au style de lécrivain, qui se paie cette personnelle satisfaction, limpossible et inoubliable aspect dun hibou sérieux jusquà léternité. Suivons en

295

conséquence le courant qui nous entraîne. Le milan royal a les ailes proportionnellement plus longues que les buses, et le vol bien plus aisé : aussi passe-t-il sa vie dans lair. Il ne se repose presque jamais et parcourt chaque jour des espaces immenses ; et ce grand mouvement nest point un exercice de chasse, ni poursuite de proie, ni même de découverte ; car, il ne chasse pas ; mais, il semble que le vol soit son état naturel, sa favorite situation. Lon ne peut sempêcher dadmirer la manière dont il lexécute. Ses ailes longues et étroites paraissent immobiles ; cest la queue qui croit diriger toutes les évolutions, et la queue ne se trompe pas : elle agit sans cesse. Il sélève sans effort ; il sabaisse comme sil glissait sur un plan incliné ; il semble plutôt nager que voler ; il précipite sa course, il la ralentit,

296

sarrête, et reste comme suspendu ou fixé à la même place, pendant des heures entières. Lon ne peut sapercevoir daucun mouvement dans ses ailes : vous ouvririez les yeux comme la porte dun four, que ce serait dautant inutile. Chacun a le bon sens de confesser sans difficulté (quoique avec un peu de mauvaise grâce) quil ne saperçoit pas, au premier abord, du rapport, si lointain quil soit, que je signale entre la beauté du vol du milan royal, et celle de la figure de lenfant, sélevant doucement, au-dessus du cercueil découvert, comme un nénuphar qui perce la surface des eaux ; et voilà précisément en quoi consiste limpardonnable faute quentraîne linamovible situation dun manque de repentir, touchant lignorance volontaire dans laquelle on croupit. Ce rapport de calme

297

majesté entre les deux termes de ma narquoise comparaison nest déjà que trop commun, et dun symbole assez compréhensible, pour que je métonne davantage de ce qui ne peut avoir, comme seule excuse, que ce même caractère de vulgarité qui fait appeler, sur tout objet ou spectacle qui en est atteint, un profond sentiment dindifférence injuste. Comme si ce qui se voit quotidiennement nen devrait pas moins réveiller lattention de notre admiration ! Arrivé à lentrée du cimetière, le cortège sempresse de sarrêter ; son intention nest pas daller plus loin. Le fossoyeur achève le creusement de la fosse ; lon y dépose le cercueil avec toutes les précautions prises en pareil cas ; quelques pelletées de terre inattendues viennent recouvrir le corps de lenfant. Le prêtre des religions, au milieu de lassistance émue,

298

prononce quelques paroles pour bien enterrer le mort, davantage, dans limagination des assistants. « Il dit quil sétonne beaucoup de ce que lon verse ainsi tant de pleurs, pour un acte dune telle insignifiance. Textuel. Mais il craint de ne pas qualifier suffisamment ce quil prétend, lui, être un incontestable bonheur. Sil avait cru que la mort est aussi peu sympathique dans sa naïveté, il aurait renoncé à son mandat, pour ne pas augmenter la légitime douleur des nombreux parents et amis du défunt ; mais, une secrète voix lavertit de leur donner quelques consolations, qui ne seront pas inutiles, ne fût-ce que celle qui ferait entrevoir lespoir dune prochaine rencontre dans les cieux entre celui qui mourut et ceux qui survécurent. » Maldoror senfuyait au grand galop, en paraissant diriger sa course vers les murailles du

299

cimetière. Les sabots de son coursier élevaient autour de son maître une fausse couronne de poussière épaisse. Vous autres, vous ne pouvez savoir le nom de ce cavalier ; mais, moi, je le sais. Il sapprochait de plus en plus ; sa figure de platine commençait à devenir perceptible, quoique le bas en fût entièrement enveloppé dun manteau que le lecteur sest gardé dôter de sa mémoire et qui ne laissait apercevoir que les yeux. Au milieu de son discours, le prêtre des religions devient subitement pâle, car son oreille reconnaît le galop irrégulier de ce célèbre cheval blanc qui nabandonna jamais son maître. « Oui, ajouta-t-il de nouveau, ma confiance est grande dans cette prochaine rencontre ; alors, on comprendra, mieux quauparavant, quel sens il fallait attacher à la séparation temporaire de lâme et du

300

corps. Tel qui croit vivre sur cette terre se berce dune illusion dont il importerait daccélérer lévaporation. » Le bruit du galop saccroissait de plus en plus ; et, comme le cavalier, étreignant la ligne dhorizon, paraissait en vue, dans le champ doptique quembrassait le portail du cimetière, rapide comme un cyclone giratoire, le prêtre des religions plus gravement reprit : « Vous ne semblez pas vous douter que celui-ci, que la maladie força de ne connaître que les premières phases de la vie, et que la fosse vient de recevoir dans son sein, est lindubitable vivant ; mais, sachez, au moins, que celui-là, dont vous apercevez la silhouette équivoque emportée par un cheval nerveux, et sur lequel je vous conseille de fixer le plus tôt possible les yeux, car il nest plus quun point, et va bientôt disparaître dans la bruyère, quoiquil ait

301

beaucoup vécu, est le seul véritable mort. »
« Chaque nuit, à lheure où le sommeil est parvenu à son plus grand degré dintensité, une vieille araignée de la grande espèce sort lentement sa tête dun trou placé sur le sol, à lune des intersections des angles de la chambre. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans latmosphère. Vu sa conformation dinsecte, elle ne peut pas faire moins, si elle prétend augmenter de brillantes personnifications les trésors de la littérature, que dattribuer des mandibules au bruissement. Quand elle sest assurée que le silence règne aux alentours, elle retire successivement, des profondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de son corps, et savance à pas comptés vers ma couche. Chose remarquable ! moi qui

302

fais reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans la totalité de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds débène de mon lit de satin. Elle métreint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avec son ventre. Tout simplement ! Combien de litres dune liqueur pourprée, dont vous nignorez pas le nom, na-t-elle pas bus, depuis quelle accomplit le même manège avec une persistance digne dune meilleure cause ! Je ne sais pas ce que je lui ai fait, pour quelle se conduise de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyé une patte par inattention ? Lui ai-je enlevé ses petits ? Ces deux hypothèses, sujettes à caution, ne sont pas capables de soutenir un sérieux examen ; elles nont même pas de la peine à provoquer un haussement dans mes épaules et un sourire sur mes lèvres, quoique lon ne

303

doive se moquer de personne. Prends garde à toi, tarentule noire ; si ta conduite na pas pour excuse un irréfutable syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut, par un dernier effort de ma volonté agonisante, je romprai le charme avec lequel tu retiens mes membres dans limmobilité, et je técraserai entre les os de mes doigts, comme un morceau de matière mollasse. Cependant, je me rappelle vaguement que je tai donné la permission de laisser tes pattes grimper sur léclosion de la poitrine, et de là jusquà la peau qui recouvre mon visage ; que par conséquent, je nai pas le droit de te contraindre. Oh ! qui démêlera mes souvenirs confus ! Je lui donne pour récompense ce qui reste de mon sang : en comptant la dernière goutte inclusivement, il y en a pour remplir au moins la moitié dune coupe dorgie. » Il parle, et il ne

304

cesse de se déshabiller. Il appuie une jambe sur le matelas, et de lautre, pressant le parquet de saphir afin de senlever, il se trouve étendu dans une position horizontale. Il a résolu de ne pas fermer les yeux, afin dattendre son ennemi de pied ferme. Mais, chaque fois ne prend-il pas la même résolution, et nest-elle pas toujours détruite par linexplicable image de sa promesse fatale ? Il ne dit plus rien, et se résigne avec douleur ; car, pour lui le serment est sacré. Il senveloppe majestueusement dans le replis de la soie, dédaigne dentrelacer les glands dor de ses rideaux, et, appuyant les boucles ondulées de ses longs cheveux noirs sur les franges du coussin de velours, il tâte, avec la main, la large blessure de son cou, dans laquelle la tarentule a pris lhabitude de se loger, comme dans un deuxième nid,

305

tandis que son visage respire la satisfaction. Il espère que cette nuit actuelle (espérez avec lui !) verra la dernière représentation de la succion immense ; car, son unique vœu serait que le bourreau en finît avec son existence : la mort, et il sera content. Regardez cette vieille araignée de la grande espèce, qui sort lentement sa tête dun trou placé sur le sol, à lune des intersections des angles de la chambre. Nous ne sommes plus dans la narration. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans latmosphère. Hélas ! nous sommes maintenant arrivés dans le réel, quant à ce qui regarde la tarentule, et, quoique lon pourrait mettre un point dexclamation à la fin de chaque phrase, ce nest peut-être pas une raison pour sen dispenser ! Elle sest assurée que le silence règne aux alentours ; la voilà qui

306

retire successivement des profondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de son corps, et savance à pas comptés vers la couche de lhomme solitaire. Un instant elle sarrête ; mais il est court, ce moment dhésitation. Elle se dit quil nest pas temps encore de cesser de torturer, et quil faut auparavant donner au condamné les plausibles raisons qui déterminèrent la perpétualité du supplice. Elle a grimpé à côté de loreille de lendormi. Si vous voulez ne pas perdre une seule parole de ce quelle va dire, faites abstraction des occupations étrangères qui obstruent le portique de votre esprit, et soyez, au moins, reconnaissant de lintérêt que je vous porte, en faisant assister votre présence aux scènes théâtrales qui me paraissent dignes dexciter une véritable attention de votre

307

part ; car, qui mempêcherait de garder, pour moi seul, les événements que je raconte ? « Réveille-toi, flamme amoureuse des anciens jours, squelette décharné. Le temps est venu darrêter la main de la justice. Nous ne te ferons pas attendre longtemps lexplication que tu souhaites. Tu nous écoutes, nest-ce pas ? Mais ne remue pas tes membres ; tu es encore aujourdhui sous notre magnétique pouvoir, et latonie encéphalique persiste : cest pour la dernière fois. Quelle impression la figure dElsseneur fait-elle dans ton imagination ? Tu las oublié ! Et ce Réginald, à la démarche fière, as tu gravé ses traits dans ton cerveau fidèle ? Regarde-le caché dans les replis des rideaux ; sa bouche est penchée vers ton front ; mais il nose te parler, car il est plus timide que moi. Je vais te raconter un épisode de ta jeunesse, et te remettre

308

dans le chemin de la mémoire » Il y avait longtemps que laraignée avait ouvert son ventre, doù sétaient élancés deux adolescents, à la robe bleue, chacun un glaive flamboyant à la main, et qui avaient pris place aux côtés du lit, comme pour garder désormais le sanctuaire du sommeil. « Celui-ci, qui na pas encore cessé de te regarder, car il taima beaucoup, fut le premier de nous deux auquel tu donnas ton amour. Mais tu le fis souvent souffrir par les brusqueries de ton caractère. Lui, il ne cessait demployer ses efforts à nengendrer de ta part aucun sujet de plainte contre lui : un ange naurait pas réussi. Tu lui demandas, un jour, sil voulait aller se baigner avec toi, sur le rivage de la mer. Tous les deux, comme deux cygnes, vous vous élançâtes en même temps dune roche à pic. Plongeurs éminents, vous glissâtes dans

309

la masse aqueuse, les bras étendus entre la tête, et se réunissant aux mains. Pendant quelques minutes, vous nageâtes entre deux courants. Vous reparûtes à une grande distance, vos cheveux entremêlés entre eux, et ruisselants du liquide salé. Mais quel mystère sétait donc passé sous leau, pour quune longue trace de sang saperçût à travers les vagues ? Revenus à la surface, toi, tu continuais de nager, et tu faisais semblant de ne pas remarquer la faiblesse croissante de ton compagnon. Il perdait rapidement ses forces, et tu nen poussais pas moins tes larges brassées vers lhorizon brumeux, qui sestompait devant toi. Le blessé poussa des cris de détresse, et tu fis le sourd. Réginald frappa trois fois lécho des syllabes de ton nom, et trois fois tu répondis par un cri de volupté. Il se trouvait trop loin du rivage

310

pour y revenir, et sefforçait en vain de suivre les sillons de ton passage, afin de tatteindre, et reposer un instant sa main sur ton épaule. La chasse négative se prolongea pendant une heure, lui, perdant ses forces, et, toi, sentant croître les tiennes. Désespérant dégaler ta vitesse, il fit une courte prière au Seigneur pour lui recommander son âme, se plaça sur le dos comme quand on fait la planche, de telle manière quon apercevait le cœur battre violemment sous sa poitrine, et attendit que la mort arrivât, afin de ne plus attendre. En cet instant, tes membres vigoureux étaient à perte de vue, et séloignaient encore, rapides comme une sonde quon laisse filer. Une barque, qui revenait de placer ses filets au large, passa dans ces parages. Les pêcheurs prirent Réginald pour un naufragé, et le halèrent, évanoui, dans leur

311

embarcation. On constata la présence dune blessure au flanc droit ; chacun de ces matelots expérimentés émit lopinion quaucune pointe décueil ou fragment de rocher nétait susceptible de percer un trou si microscopique et en même temps si profond. Une arme tranchante, comme le serait un stylet des plus aigus, pouvait seule sarroger des droits à la paternité dune si fine blessure. Lui, ne voulut jamais raconter les diverses phases du plongeon, à travers les entrailles des flots, et ce secret, il la gardé jusquà présent. Des larmes coulent maintenant sur ses joues un peu décolorées, et tombent sur tes draps : le souvenir est quelquefois plus amer que la chose. Mais moi, je ne ressentirai pas de la pitié : ce serait te montrer trop destime. Ne roule pas dans leur orbite ces yeux furibonds. Reste calme plutôt. Tu sais que tu ne peux pas bouger.

312

Dailleurs, je nai pas terminé mon récit. -- Relève ton glaive, Réginald, et noublie pas si facilement la vengeance. Qui sait ? peut-être un jour elle viendrait te faire des reproches. -- Plus tard, tu conçus des remords dont lexistence devait être éphémère ; tu résolus de racheter ta faute par le choix dun autre ami, afin de le bénir et de lhonorer. Par ce moyen expiatoire, tu effaçais les tâches du passé, et tu faisais retomber sur celui qui devint la deuxième victime, la sympathie que tu navais pas su montrer à lautre. Vain espoir ; le caractère ne se modifie pas dun jour à lautre, et ta volonté resta pareille à elle-même. Moi, Elsseneur, je te vis pour la première fois, et, dès ce moment, je ne pus toublier. Nous nous regardâmes pendant quelques instants, et tu te mis à sourire. Je baissais les yeux, parce que je vis

313

dans les tiens une flamme surnaturelle. Je me demandais si, à laide dune nuit obscure, tu tétais laissé choir secrètement jusquà nous de la surface de quelque étoile ; car, je le confesse, aujourdhui quil nest pas nécessaire de feindre, tu ne ressemblais pas aux marcassins de lhumanité ; mais une auréole de rayons étincelants enveloppait la périphérie de ton front. Jaurais désiré lier des relations intimes avec toi ; ma présence nosait approcher devant la frappante nouveauté de cette étrange noblesse, et une tenace terreur rôdait autour de moi. Pourquoi nai-je pas écouté ces avertissements de la conscience ? Pressentiments fondés. Remarquant mon hésitation, tu rougis à ton tour, et tu avanças le bras. Je mis courageusement ma main dans la tienne, et, après cette action, je me sentis plus fort ; désormais un souffle de ton

314

intelligence était passé dans moi. Les cheveux au vent et respirant les haleines des brises, nous marchâmes quelques instants devant nous, à travers des bosquets touffus de lentisques, de jasmins, de grenadiers et dorangers, dont les senteurs nous enivraient. Un sanglier frôla nos habits à toute course, et une larme tomba de son œil, quand il me vit avec toi : je ne mexpliquais pas sa conduite. Nous arrivâmes à la tombée de la nuit devant les portes dune cité populeuse. Les profils des dômes, les flèches des minarets et les boules de marbre des belvédères découpaient vigoureusement leurs dentelures, à travers les ténèbres, sur le bleu intense du ciel. Mais tu ne voulus pas te reposer en cet endroit, quoique nous fussions accablés de fatigue. Nous longeâmes le bas des fortifications externes, comme des chacals nocturnes ; nous évitâmes la rencontre

315

des sentinelles aux aguets ; et nous parvînmes à nous éloigner, par la porte opposée, de cette réunion solennelle danimaux raisonnables, civilisés comme les castors. Le vol de la fulgore porte-lanterne, le craquement des herbes sèches, les hurlements intermittents de quelque loup lointain accompagnaient lobscurité de notre marche incertaine, à travers la campagne. Quels étaient donc tes valables motifs pour fuir les ruches humaines ? Je me posais cette question avec un certain trouble ; mes jambes dailleurs commençaient à me refuser un service trop longtemps prolongé. Nous atteignîmes enfin la lisière dun bois épais, dont les arbres étaient entrelacés entre eux par un fouillis de hautes lianes inextricables, de plantes parasites, et de cactus à épines monstrueuses. Tu tarrêtas devant un bouleau.

316

Tu me dis de magenouiller pour me préparer à mourir ; tu maccordais un quart dheure pour sortir de cette terre. Quelques regards furtifs, pendant notre longue course, jetés à la dérobée sur moi, quand je ne tobservais pas, certains gestes dont javais remarqué lirrégularité de mesure et de mouvement se présentèrent aussitôt à ma mémoire, comme les pages ouvertes dun livre. Mes soupçons étaient confirmés. Trop faible pour lutter contre toi, tu me renversas à terre, comme louragan abat la feuille du tremble. Un de tes genoux sur ma poitrine, et lautre appuyé sur lherbe humide, tandis quune de tes mains arrêtait la binarité de mes bras dans son étau, je vis lautre sortir un couteau, de la gaîne appendue à ta ceinture. Ma résistance était presque nulle, et je fermai les yeux : les trépignements dun troupeau de bœufs

317

sentendirent à quelque distance, apportés par le vent. Il savançait comme une locomotive, harcelé par le bâton dun pâtre et les mâchoires dun chien. Il ny avait pas de temps à perdre, et cest ce que tu compris ; craignant de ne pas parvenir à tes fins, car lapproche dun secours inespéré avait doublé ma puissance musculaire, et tapercevant que tu ne pouvais rendre immobile quun de mes bras à la fois, tu te contentas, par un rapide mouvement imprimé à la lame dacier, de me couper le poignet droit. Le morceau, exactement détaché, tomba par terre. Tu pris la fuite, pendant que jétais étourdi par la douleur. Je ne te raconterai pas comment le pâtre vint à mon secours, ni combien de temps devint nécessaire à ma guérison. Quil te suffise de savoir que cette trahison, à laquelle je ne mattendais pas, me donna lenvie de

318

rechercher la mort. Je portai ma présence dans les combats, afin doffrir ma poitrine aux coups. Jacquis de la gloire dans les champs de bataille ; mon nom était devenu redoutable même aux plus intrépides, tant mon artificielle main de fer répandait le carnage et la destruction dans les rangs ennemis. Cependant, un jour que les obus tonnaient beaucoup plus fort quà lordinaire, et que les escadrons, enlevés de leur base, tourbillonnaient, comme des pailles, sous linfluence du cyclone de la mort, un cavalier, à la démarche hardie, savança devant moi, pour me disputer la palme de la victoire. Les deux armées sarrêtèrent, immobiles, pour nous contempler en silence. Nous combattîmes longtemps, criblés de blessures, et les casques brisés. Dun commun accord, nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer, et la

319

reprendre ensuite avec plus dénergie. Plein dadmiration pour son adversaire, chacun lève sa propre visière : « Elsseneur ! », « Réginald ! », telles furent les simples paroles que nos gorges haletantes prononcèrent en même temps. Ce dernier, tombé dans le désespoir dune tristesse inconsolable, avait pris, comme moi, la carrière des armes, et les balles lavaient épargné. Dans quelles circonstances nous nous retrouvions ! Mais ton nom ne fut pas prononcé ! Lui et moi, nous nous jurâmes une amitié éternelle ; mais, certes, différente des deux premières dans lesquelles tu avais été le principal acteur ! Un archange, descendu du ciel et messager du Seigneur, nous ordonna de nous changer en une araignée unique, et de venir chaque nuit te sucer la gorge, jusquà ce quun commandement venu den haut arrêtât le cours du

320

châtiment. Pendant près de dix ans, nous avons hanté ta couche. Dès aujourdhui, tu es délivré de notre persécution. La promesse vague dont tu parlais, ce nest pas à nous que tu la fis, mais bien à lÊtre qui est plus fort que toi : tu comprenais toi-même quil valait mieux se soumettre à ce décret irrévocable. Réveille-toi, Maldoror ! Le charme magnétique qui a pesé sur ton système cérébro-spinal, pendant les nuits de deux lustres, sévapore. » Il se réveille comme il lui a été ordonné, et voit deux formes célestes disparaître dans les airs, les bras entrelacés. Il nessaie pas de se rendormir. Il sort lentement, lun après lautre, ses membres hors de sa couche. Il va réchauffer sa peau glacée aux tisons rallumés de la cheminée gothique. Sa chemise seule recouvre son corps. Il cherche des yeux la carafe de cristal

321

afin dhumecter son palais desséché. Il ouvre les contrevents de la fenêtre. Il sappuie sur le rebords. Il contemple la lune qui verse, sur sa poitrine, un cône de rayons extatiques, où palpitent, comme des phalènes, des atomes dargent dune douceur ineffable. Il attend que le crépuscule du matin vienne apporter, par le changement de décors, un dérisoire soulagement à son cœur bouleversé.
FIN DU CINQUIÈME CHANT

CHANT SIXIÈME

Vous, dont le calme enviable ne peut pas faire plus que dembellir le faciès, ne croyez pas quil sagisse encore de pousser, dans des strophes de quatorze ou quinze lignes, ainsi quun élève de quatrième, des exclamations qui passeront pour inopportunes, et des gloussements sonores de poule cochinchinoise, aussi grotesques quon serait capable de limaginer, pour peu quon sen donnât la peine ; mais il est préférable de prouver par des faits les propositions que lon avance. Prétendriez-vous donc que, parce que jaurais insulté, comme en me jouant, lhomme, le Créateur et moi-même, dans mes explicables hyperboles, ma mission fût complète ?

325

Non : la partie la plus importante de mon travail nen subsiste pas moins, comme tâche qui reste à faire. Désormais, les ficelles du roman remueront les trois personnages nommés plus haut : il leur sera ainsi communiqué une puissance moins abstraite. La vitalité se répandra magnifiquement dans le torrent de leur appareil circulatoire, et vous verrez comme vous serez étonné vous-même de rencontrer, là où dabord vous naviez cru voir que des entités vagues appartenant au domaine de la spéculation pure, dune part, lorganisme corporel avec ses ramifications de nerfs et ses membranes muqueuses, de lautre, le principe spirituel qui préside aux fonctions physiologiques de la chair.

326

Ce sont des êtres doués dune énergique vie qui, les bras croisés et la poitrine en arrêt, poseront prosaïquement (mais, je suis certain que leffet sera très-poétique) devant votre visage, placés seulement à quelques pas de vous, de manière que les rayons solaires, frappant dabord les tuiles des toits et le couvercle des cheminées, viendront ensuite se refléter visiblement sur leurs cheveux terrestres et matériels. Mais, ce ne seront plus des anathèmes, possesseurs de la spécialité de provoquer le rire ; des personnalités fictives qui auraient bien fait de rester dans la cervelle de lauteur ; ou des cauchemars placés trop au-dessus de lexistence ordinaire. Remarquez que, par cela même, ma poésie

327

nen sera que plus belle. Vous toucherez avec vos mains des branches ascendantes daorte et des capsules surrénales ; et puis des sentiments ! Les cinq premiers récits nont pas été inutiles ; ils étaient le frontispice de mon ouvrage, le fondement de la construction, lexplication préalable de ma poétique future : et je devais à moi-même, avant de boucler ma valise et me mettre en marche pour les contrées de limagination, davertir les sincères amateurs de la littérature, par lébauche rapide dune généralisation claire et précise, du but que javais résolu de poursuivre. En conséquence, mon opinion est que, maintenant, la partie synthétique de mon œuvre est complète et

328

suffisamment paraphrasée. Cest par elle que vous avez appris que je me suis proposé dattaquer lhomme et Celui qui le créa. Pour le moment et pour plus tard, vous navez pas besoin den savoir davantage ! Des considérations nouvelles me paraissent superflues, car elles ne feraient que répéter, sous une autre forme, plus ample, il est vrai, mais identique, lénoncé de la thèse dont la fin de ce jour verra le premier développement. Il résulte, des observations qui précèdent, que mon intention est dentreprendre, désormais, la partie analytique ; cela est si vrai quil ny a que quelques minutes seulement, que jexprimai le vœu ardent que vous fussiez emprisonné dans les glandes sudoripares

329

de ma peau, pour vérifier la loyauté de ce que jaffirme, en connaissance de cause. Il faut, je le sais, étayer dun grand nombre de preuves largumentation qui se trouve comprise dans mon théorème ; eh bien, ces preuves existent, et vous savez que je nattaque personne, sans avoir des motifs sérieux ! Je ris à gorge déployée, quand je songe que vous me reprochez de répandre damères accusations contre lhumanité, dont je suis un des membres (cette seule remarque me donnerait raison !) et contre la Providence : je ne rétracterai pas mes paroles ; mais, racontant ce que jaurai vu, il ne me sera pas difficile, sans autre ambition que la vérité, de les justifier. Aujourdhui, je

330

vais fabriquer un petit roman de trente pages ; cette mesure restera dans la suite à peu près stationnaire. Espérant voir promptement, un jour ou lautre, la consécration de mes théories acceptée par telle ou telle forme littéraire, je crois avoir enfin trouvé, après quelques tâtonnements, ma formule définitive. Cest la meilleure : puisque cest le roman ! Cette préface hybride a été exposée dune manière qui ne paraîtra peut-être pas assez naturelle, en ce sens quelle surprend, pour ainsi dire, le lecteur, qui ne voit pas très-bien où lon veut dabord le conduire ; mais, ce sentiment de remarquable stupéfaction, auquel on doit généralement chercher à soustraire ceux qui passent

331

leur temps à lire des livres ou des brochures, jai fait tous mes efforts pour le produire. En effet, il métait impossible de faire moins, malgré ma bonne volonté : ce nest que plus tard, lorsque quelques romans auront paru, que vous comprendrez mieux la préface du renégat, à la figure fuligineuse.
Avant dentrer en matière, je trouve stupide quil soit nécessaire (je pense que chacun ne sera pas de mon avis, si je me trompe) que je place à côté de moi un encrier ouvert, et quelques feuillets de papier non mâché. De cette manière, il me sera possible de commencer, avec amour, par ce sixième chant, la série des poèmes instructifs quil me tarde de produire. Dramatiques épisodes dune

332

implacable utilité ! Notre héros saperçut quen fréquentant les cavernes, et prenant pour refuge les endroits inaccessibles, il transgressait les règles de la logique, et commettait un cercle vicieux. Car, si dun côté, il favorisait ainsi sa répugnance pour les hommes, par le dédommagement de la solitude et de léloignement, et circonscrivait passivement son horizon borné, parmi des arbustes rabougris, des ronces et des lambrusques, de lautre, son activité ne trouvait plus aucun aliment pour nourrir le minotaure de ses instincts pervers. En conséquence, il résolut de se rapprocher des agglomérations humaines, persuadé que parmi tant de victimes toutes préparées, ses passions diverses

333

trouveraient amplement de quoi se satisfaire. Il savait que la police, ce bouclier de la civilisation, le recherchait avec persévérance, depuis nombre dannées, et quune véritable armée dagents et despions était continuellement à ses trousses. Sans, cependant, parvenir à le rencontrer. Tant son habileté renversante déroutait, avec un suprême chic, les ruses les plus indiscutables au point de vue de leur succès, et lordonnance de la plus savante méditation. Il avait une faculté spéciale pour prendre des formes méconnaissables aux yeux exercés. Déguisements supérieurs, si je parle en artiste ! Accoutrements dun effet réellement médiocre, quand je songe à la morale. Par ce point, il

334

touchait presquau génie. Navez-vous pas remarqué la gracilité dun joli grillon, aux mouvements alertes, dans les égouts de Paris ? Il ny a que celui-là : cétait Maldoror ! Magnétisant les florissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il les amène dans un état léthargique où elles sont incapables de se surveiller comme il le faudrait. État dautant plus dangereux quil nest pas soupçonné. Aujourdhui il est à Madrid ; demain il sera à Saint-Pétersbourg ; hier il se trouvait à Pékin. Mais, affirmer exactement lendroit actuel que remplissent de terreur les exploits de ce poétique Rocambole, est un travail au dessus des forces possibles de mon épaisse ratiocination. Ce bandit est,

335

peut-être, à sept cents lieues de ce pays ; peut-être, il est à quelques pas de vous. Il nest pas facile de faire périr entièrement les hommes, et les lois sont là ; mais, on peut, avec de la patience, exterminer, une par une, les fourmis humanitaires. Or, depuis les jours de ma naissance, où je vivais avec les premiers aïeuls de notre race, encore inexpérimenté dans la tension de mes embûches ; depuis les temps reculés, placés, au delà de lhistoire, où, dans de subtiles métamorphoses, je ravageais, à diverses époques, les contrées du globe par les conquêtes et le carnage, et répandais la guerre civile au milieu des citoyens, nai-je pas déjà écrasé sous mes talons, membre par membre ou collectivement, des

336

générations entières, dont il ne serait pas difficile de concevoir le chiffre innombrable ? Le passé radieux a fait de brillantes promesses à lavenir : il les tiendra. Pour le ratissage de mes phrases, jemploierai forcément la méthode naturelle, en rétrogradant jusque chez les sauvages, afin quils me donnent des leçons. Gentlemen simples et majestueux, leur bouche gracieuse ennoblit tout ce qui découle de leurs lèvres tatouées. Je viens de prouver que rien nest risible dans cette planète. Planète cocasse, mais superbe. Memparant dun style que quelques-uns trouveront naïf (quand il est si profond), je le ferai servir à interpréter des idées qui, malheureusement, ne paraîtront peut-être pas

337

grandioses ! Par cela même, me dépouillant des allures légères et sceptiques de lordinaire conversation, et, assez prudent pour ne pas poser je ne sais plus ce que javais lintention de dire, car, je ne me rappelle pas le commencement de la phrase. Mais, sachez que la poésie se trouve partout où nest pas le sourire, stupidement railleur, de lhomme, à la figure de canard. Je vais dabord me moucher, parce que jen ai besoin ; et ensuite, puissamment aidé par ma main, je reprendrai le porte-plume que mes doigts avaient laissé tomber. Comment le pont du Carrousel put-il garder la constance de sa neutralité, lorsquil entendit les cris déchirants que semblait pousser le sac !

338

I

Les magasins de la rue Vivienne étalent leurs richesses aux yeux émerveillés. Éclairés par de nombreux becs de gaz, les coffrets dacajou et les montres en or répandent à travers les vitrines des gerbes de lumière éblouissante. Huit heures ont sonné à lhorloge de la Bourse : ce nest pas tard ! À peine le dernier coup de marteau sest-il fait entendre, que la rue, dont le nom a été cité, se met à trembler, et secoue ses fondements depuis la place Royale jusquau boulevard Montmartre. Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leurs maisons. Une femme sévanouit et tombe sur lasphalte. Personne ne la relève : il tarde à chacun

339

de séloigner de ce parage. Les volets se referment avec impétuosité, et les habitants senfoncent dans leurs couvertures. On dirait que la peste asiatique a révélé sa présence. Ainsi, pendant que la plus grande partie de la ville se prépare à nager dans les réjouissances des fêtes nocturnes, la rue Vivienne se trouve subitement glacée par une sorte de pétrification. Comme un cœur qui cesse daimer, elle a vu sa vie éteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du phénomène se répand dans les autres couches de la population, et un silence morne plane sur lauguste capitale. Où sont-ils passés, les becs de gaz ? Que sont-elles devenues, les vendeuses damour ? Rien la solitude et lobscurité ! Une

340

chouette, volant dans une direction rectiligne, et dont la patte est cassée, passe au-dessus de la Madeleine, et prend son essor vers la barrière du Trône, en sécriant : « Un malheur se prépare. » Or, dans cet endroit que ma plume (ce véritable ami qui me sert de compère) vient de rendre mystérieux, si vous regardez du côté par où la rue Colbert sengage dans la rue Vivienne, vous verrez, à langle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. Mais, si lon sapproche davantage, de manière à ne pas amener sur soi-même lattention de ce passant, on saperçoit, avec un agréable étonnement, quil

341

est jeune ! De loin on laurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des jours ne compte plus, quand il sagit dapprécier la capacité intellectuelle dune figure sérieuse. Je me connais à lire lâge dans les lignes physiognomoniques du front : il a seize ans et quatre mois ! Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme lincertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par lanimal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite

342

sur une table de dissection dune machine à coudre et dun parapluie ! Mervyn, ce fils de la blonde Angleterre, vient de prendre chez son professeur une leçon descrime, et, enveloppé dans son tartan écossais, il retourne chez ses parents. Cest huit heures et demie, et il espère arriver chez lui à neuf heures : de sa part, cest une grande présomption que de feindre dêtre certain de connaître lavenir. Quelque obstacle imprévu ne peut-il lembarrasser dans sa route ? Et cette circonstance, serait-elle si peu fréquente, quil dût prendre sur lui de la considérer comme une exception ? Que ne considère-t-il plutôt, comme un fait anormal, la possibilité quil a eue jusquici de se sentir

343

dépourvu dinquiétude et pour ainsi dire heureux ? De quel droit en effet prétendrait-il gagner indemne sa demeure, lorsque quelquun le guette et le suit par derrière comme sa future proie ? (Ce serait bien peu connaître sa profession décrivain à sensation, que de ne pas, au moins, mettre en avant, les restrictives interrogations après lesquelles arrive immédiatement la phrase que je suis sur le point de terminer.) Vous avez reconnu le héros imaginaire qui, depuis un long temps, brise par la pression de son individualité ma malheureuse intelligence ! Tantôt Maldoror se rapproche de Mervyn, pour graver dans sa mémoire les traits de cet adolescent ; tantôt, le corps rejeté en

344

arrière, il recule sur lui-même comme le boomerang dAustralie, dans la deuxième période de son trajet, ou plutôt, comme une machine infernale. Indécis sur ce quil doit faire. Mais, sa conscience néprouve aucun symptôme dune émotion la plus embryogénique, comme à tort vous le supposeriez. Je le vis séloigner un instant dans une direction opposée ; était-il accablé par le remords ? Mais, il revint sur ses pas avec un nouvel acharnement. Mervyn ne sait pas pourquoi ses artères temporales battent avec force, et il presse le pas, obsédé par une frayeur dont lui et vous cherchent vainement la cause. Il faut lui tenir compte de son application à découvrir lénigme. Pourquoi ne se

345

retourne-t-il pas ? Il comprendrait tout. Songe-t-on jamais aux moyens les plus simples de faire cesser un état alarmant ? Quand un rôdeur de barrières traverse un faubourg de la banlieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux, si, dans le coin dune borne, il aperçoit un vieux chat musculeux, contemporain des révolutions auxquelles ont assisté nos pères, contemplant mélancoliquement les rayons de la lune, qui sabattent sur la plaine endormie, il savance tortueusement dans une ligne courbe, et fait un signe à un chien cagneux, qui se précipite. Le noble animal de la race féline attend son adversaire avec

346

courage, et dispute chèrement sa vie. Demain quelque chiffonnier achètera une peau électrisable. Que ne fuyait-il donc ? Cétait si facile. Mais, dans le cas qui nous préoccupe actuellement, Mervyn complique encore le danger par sa propre ignorance. Il a comme quelques lueurs, excessivement rares, il est vrai, dont je ne marrêterai pas à démontrer le vague qui les recouvre ; cependant, il lui est impossible de deviner la réalité. Il nest pas prophète, je ne dis pas le contraire, et il ne se reconnaît pas la faculté de lêtre. Arrivé sur la grande artère, il tourne à droite et traverse le boulevard Poissonnière et le boulevard Bonne-Nouvelle. À ce point de son chemin, il savance

347

dans la rue du faubourg Saint-Denis, laisse derrière lui lembarcadère du chemin de fer de Strasbourg, et sarrête devant un portail élevé, avant davoir atteint la superposition perpendiculaire de la rue Lafayette. Puisque vous me conseillez de terminer en cet endroit la première strophe, je veux bien, pour cette fois, obtempérer, à votre désir. Savez-vous que, lorsque je songe à lanneau de fer caché sous la pierre par la main dun maniaque, un invincible frisson me passe par les cheveux ?

II

Il tire le bouton de cuivre, et le portail de lhôtel moderne tourne sur ses gonds. Il arpente la cour, parsemée de sable fin, et franchit les huit degrés du perron. Les deux statues, placées à droite et à gauche comme les gardiennes de laristocratique villa, ne lui barrent pas le passage. Celui qui a tout renié, père, mère, Providence, amour, idéal, afin de ne plus penser quà lui seul, sest bien gardé de ne pas suivre les pas qui précédaient. Il la vu entrer dans un spacieux salon du rez-de-chaussée, aux boiseries de cornaline. Le fils de famille se jette sur un sofa, et lémotion lempêche de parler. Sa mère, à la robe longue et traînante, sempresse autour

349

de lui, et lentoure de ses bras. Ses frères, moins âgés que lui, se groupent autour du meuble, chargé dun fardeau ; ils ne connaissent pas la vie dune manière suffisante, pour se faire une idée nette de la scène qui se passe. Enfin, le père élève sa canne, et abaisse sur les assistants un regard plein dautorité. Appuyant le poignet sur les bras du fauteuil, il séloigne de son siège ordinaire, et savance, avec inquiétude, quoique affaibli par les ans, vers le corps immobile de son premier-né. Il parle dans une langue étrangère, et chacun lécoute dans un recueillement respectueux : « Qui a mis le garçon dans cet état ? La Tamise brumeuse charriera encore une quantité notable de limon avant que mes forces

350

soient complètement épuisées. Des lois préservatrices nont pas lair dexister dans cette contrée inhospitalière. Il éprouverait la vigueur de mon bras, si je connaissais le coupable. Quoique jaie pris ma retraite, dans léloignement des combats maritimes, mon épée de commodore, suspendue à la muraille, nest pas encore rouillée. Dailleurs, il est facile den repasser le fil. Mervyn, tranquillise-toi, je donnerai des ordres à mes domestiques, afin de rencontrer la trace de celui que, désormais, je chercherai, pour le faire périr de ma propre main. Femme, ôte-toi de là, et va taccroupir dans un coin ; tes yeux mattendrissent, et tu ferais mieux de refermer le conduit de tes glandes

351

lacrymales. Mon fils, je ten supplie, réveille tes sens, et reconnais ta famille ; cest ton père qui te parle » La mère se tient à lécart, et, pour obéir aux ordres de son maître, elle a pris un livre entre ses mains, et sefforce de demeurer tranquille, en présence du danger que court celui que sa matrice enfanta. « Enfants, allez vous amuser dans le parc, et prenez garde, en admirant la natation des cygnes, de ne pas tomber dans la pièce deau » Les frères, les mains pendantes, restent muets ; tous, la toque surmontée dune plume arrachée à laile de lengoulevent de la Caroline, avec le pantalon de velours sarrêtant aux genoux, et les bas de soie rouge, se prennent par la

352

main, et se retirent du salon, ayant soin de ne presser le parquet débène que de la pointe des pieds. Je suis certain quils ne samuseront pas, et quils se promèneront avec gravité dans les allées de platanes. Leur intelligence est précoce. Tant mieux pour eux. « Soins inutiles, je te berce dans mes bras, et tu es insensible à mes supplications. Voudrais-tu relever la tête ? Jembrasserai tes genoux, sil le faut. Mais non elle retombe inerte. » « Mon doux maître, si tu le permets à ton esclave, je vais chercher dans mon appartement un flacon rempli dessence de térébenthine, et dont je me sers habituellement quand la migraine envahit mes tempes, après être revenue

353

du théâtre, ou lorsque la lecture dune narration émouvante, consignée dans les annales britanniques de la chevaleresque histoire de nos ancêtres, jette ma pensée rêveuse dans les tourbières de lassoupissement. » « Femme, je ne tavais pas donné la parole, et tu navais pas le droit de la prendre. Depuis notre légitime union, aucun nuage nest venu sinterposer entre nous. Je suis content de toi, je nai jamais eu de reproches à te faire : et réciproquement. Va chercher dans ton appartement un flacon rempli dessence de térébenthine. Je sais quil sen trouve un dans les tiroirs de ta commode, et tu ne viendras pas me lapprendre. Dépêche-toi de

354

franchir les degrés de lescalier en spirale, et reviens me trouver avec un visage content. » Mais la sensible Londonienne est à peine arrivée aux premières marches (elle ne court pas aussi promptement quune personne des classes inférieures) que déjà une de ses demoiselles datour redescend du premier étage, les joues empourprées de sueur, avec le flacon qui, peut-être, contient la liqueur de vie dans ses parois de cristal. La demoiselle sincline avec grâce en présentant son offre, et la mère, avec sa démarche royale, sest avancée vers les franges qui bordent le sofa, seul objet qui préoccupe sa tendresse. Le commodore, avec un geste fier, mais bienveillant, accepte le

355

flacon des mains de son épouse. Un foulard dInde y est trempé, et lon entoure la tête de Mervyn avec les méandres orbiculaires de la soie. Il respire des sels ; il remue un bras. La circulation se ranime, et lon entend les cris joyeux dun kakatoès des Philippines, perché sur lembrasure de la fenêtre. « Qui va là ? Ne marrêtez point Où suis-je ? Est-ce une tombe qui supporte mes membres alourdis ? Les planches men paraissent douces Le médaillon qui contient le portrait de ma mère, est-il encore attaché à mon cou ? Arrière, malfaiteur, à la tête échevelée. Il na pu matteindre, et jai laissé entre ses doigts un pan de mon pourpoint. Détachez les chaînes des bouledogues,

356

car, cette nuit, un voleur reconnaissable peut sintroduire chez nous avec effraction, tandis que nous serons plongés dans le sommeil. Mon père et ma mère, je vous reconnais, et je vous remercie de vos soins. Appelez mes petits frères. Cest pour eux que javais acheté des pralines, et je veux les embrasser. » À ces mots, il tombe dans un profond état léthargique. Le médecin, quon a mandé en toute hâte, se frotte les mains et sécrie : « La crise est passée. Tout va bien. Demain votre fils se réveillera dispos. Tous, allez-vous-en dans vos couches respectives, je lordonne, afin que je reste seul à côté du malade, jusquà lapparition de laurore et du chant du rossignol. » Maldoror,

357

caché derrière la porte, na perdu aucune parole. Maintenant, il connaît le caractère des habitants de lhôtel, et agira en conséquence. Il sait où demeure Mervyn, et ne désire pas en savoir davantage. Il a inscrit dans un calepin le nom de la rue et le numéro du bâtiment. Cest le principal. Il est sûr de ne pas les oublier. Il savance, comme une hyène, sans être vu, et longe les côtés de la cour. Il escalade la grille avec agilité, et sembarrasse un instant dans les pointes de fer ; dun bond, il est sur la chaussée. Il séloigne à pas de loup. « Il me prenait pour un malfaiteur, sécrie-t-il : lui, cest un imbécile. Je voudrais trouver un homme exempt de laccusation que le malade

358

a portée contre moi. Je ne lui ai pas enlevé un pan de son pourpoint, comme il la dit. Simple hallucination hypnagogique causée par la frayeur. Mon intention nétait pas aujourdhui de memparer de lui, car, jai dautres projets ultérieurs sur cet adolescent timide. » Dirigez-vous du côté où se trouve le lac des cygnes ; et, je vous dirai plus tard pourquoi il sen trouve un de complètement noir parmi la troupe, et dont le corps, supportant une enclume, surmontée du cadavre en putréfaction dun crabe tourteau, inspire à bon droit de la méfiance à ses autres aquatiques camarades.

III

Mervyn est dans sa chambre ; il a reçu une missive. Qui donc lui écrit une lettre ? Son trouble la empêché de remercier lagent postal. Lenveloppe a les bordures noires, et les mots sont tracés dune écriture hâtive. Ira-t-il porter cette lettre à son père ? Et si le signataire le lui défend expressément ? Plein dangoisse, il ouvre sa fenêtre pour respirer les senteurs de latmosphère ; les rayons du soleil reflètent leurs prismatiques irradiations sur les glaces de Venise et les rideaux de damas. Il jette la missive de côté, parmi les livres à tranche dorée et les albums à couverture de nacre, parsemés sur le cuir repoussé qui recouvre la surface de son pupitre

360

décolier. Il ouvre son piano, et fait courir ses doigts effilés sur les touches divoire. Les cordes de laiton ne résonnèrent point. Cet avertissement indirect lengage à reprendre le papier vélin ; mais celui-ci recula, comme sil avait été offensé de lhésitation du destinataire. Prise à ce piège, la curiosité de Mervyn saccroît et il ouvre le morceau de chiffon préparé. Il navait vu jusquà ce moment que sa propre écriture. « Jeune homme, je mintéresse à vous ; je veux faire votre bonheur. Je vous prendrai pour compagnon, et nous accomplirons de longues pérégrinations dans les îles de lOcéanie. Mervyn, tu sais que je taime, et je nai pas besoin de te le prouver. Tu maccorderas ton

361

amitié, jen suis persuadé. Quand tu me connaîtras davantage, tu ne te repentiras pas de la confiance que tu mauras témoignée. Je te préserverai des périls que courra ton inexpérience. Je serai pour toi un frère, et les bons conseils ne te manqueront pas. Pour de plus longues explications, trouve-toi, après-demain matin, à cinq heures, sur le pont du Carrousel. Si je ne suis pas arrivé, attends-moi ; mais, jespère être rendu à lheure juste. Toi, fais de même. Un Anglais nabandonnera pas facilement loccasion de voir clair dans ses affaires. Jeune homme, je te salue, et à bientôt. Ne montre cette lettre à personne. » « Trois étoiles au lieu dune signature, sécrie Mervyn ; et une tâche de sang au bas

362

de la page ! » Des larmes abondantes coulent sur les curieuses phrases que ses yeux ont dévorées, et qui ouvrent à son esprit le champ illimité des horizons incertains et nouveaux. Il lui semble (ce nest que depuis la lecture quil vient de terminer) que son père est un peu sévère et sa mère trop majestueuse. Il possède des raisons qui ne sont pas parvenues à ma connaissance et que, par conséquent, je ne pourrais vous transmettre, pour insinuer que ses frères ne lui conviennent pas non plus. Il cache cette lettre dans sa poitrine. Ses professeurs ont observé que ce jour-là il na pas ressemblé à lui-même ; ses yeux se sont assombris démesurément, et le voile de la réflexion excessive

363

sest abaissé sur la région péri-orbitaire. Chaque professeur a rougi, de crainte de ne pas se trouver à la hauteur intellectuelle de son élève, et, cependant, celui-ci, pour la première fois, a négligé ses devoirs et na pas travaillé. Le soir, la famille sest réunie dans la salle à manger, décorée de portraits antiques. Mervyn admire les plats chargés de viandes succulentes et les fruits odoriférants, mais, il ne mange pas ; les polychrômes ruissellements des vins du Rhin et le rubis mousseux du champagne senchâssent dans les étroites et hautes coupes de pierre de Bohême, et laissent même sa vue indifférente. Il appuie son coude sur la table, et reste absorbé dans ses pensées comme un

364

somnambule. Le commodore, au visage boucané par lécume de la mer, se penche à loreille de son épouse : « Laîné a changé de caractère, depuis le jour de la crise ; il nétait déjà que trop porté aux idées absurdes ; aujourdhui il rêvasse encore plus de coutume. Mais enfin, je nétais pas comme cela, moi, lorsque javais son âge. Fais semblant de ne tapercevoir de rien. Cest ici quun remède efficace, matériel ou moral, trouverait aisément son emploi. Mervyn, toi qui goûtes la lecture des livres de voyages et dhistoire naturelle, je vais te lire un récit qui ne te déplaira pas. Quon mécoute avec attention ; chacun y trouvera son profit, moi, le premier. Et vous autres,

365

enfants, apprenez, par lattention que vous saurez prêter à mes paroles, à perfectionner le dessin de votre style, et à vous rendre compte des moindres intentions dun auteur. » Comme si cette nichée dadorables moutards aurait pu comprendre ce que cétait que la rhétorique ! Il dit, et, sur un geste de sa main, un des frères se dirige vers la bibliothèque paternelle, et en revient avec un volume sous le bras. Pendant ce temps, le couvert et largenterie sont enlevés, et le père prend le livre. À ce nom électrisant de voyages, Mervyn a relève la tête, et sest efforcé de mettre un terme à ses méditations hors de propos. Le livre est ouvert vers le milieu, et la voix métallique du commodore

366

prouve quil est resté capable, comme dans les jours de sa glorieuse jeunesse, de commander à la fureur des hommes et des tempêtes. Bien avant la fin de cette lecture, Mervyn est retombé sur son coude, dans limpossibilité de suivre plus longtemps le raisonné développement des phrases passées à la filière et la saponification des obligatoires métaphores. Le père sécrie : « Ce nest pas cela qui lintéresse ; lisons autre chose. Lis, femme ; tu seras plus heureuse que moi, pour chasser le chagrin des jours de notre fils. » La mère ne conserve plus despoir ; cependant, elle sest emparée dun autre livre, et le timbre de sa voix de soprano retentit mélodieusement aux oreilles

367

du produit de sa conception. Mais, après quelques paroles, le découragement lenvahit, et elle cesse delle-même linterprétation de lœuvre littéraire. Le premier-né sécrie : « Je vais me coucher. » Il se retire, les yeux baissés avec une fixité froide, et sans rien ajouter. Le chien se met à pousser un lugubre aboiement, car il ne trouve pas cette conduite naturelle, et le vent du dehors, sengouffrant inégalement dans la fissure longitudinale de la fenêtre, fait vaciller la flamme, rabattue par deux coupoles de cristal rosé, de la lampe de bronze. La mère appuie ses mains sur son front, et le père relève les yeux vers le ciel. Les enfants jettent des regards effarés sur le vieux marin. Mervyn ferme

368

la porte de sa chambre à double tour, et sa main court rapidement sur le papier : « Jai reçu votre lettre à midi, et vous me pardonnerez si je vous ai fait attendre la réponse. Je nai pas lhonneur de vous connaître personnellement, et je ne savais pas si je devais vous écrire. Mais, comme limpolitesse ne loge pas dans notre maison, jai résolu de prendre la plume, et de vous remercier chaleureusement de lintérêt que vous prenez pour un inconnu. Dieu me garde de ne pas montrer de la reconnaissance pour la sympathie dont vous me comblez. Je connais mes imperfections, et je ne men montre pas plus fier. Mais, sil est convenable daccepter lamitié dune personne âgée, il lest aussi

369

de lui faire comprendre que nos caractères ne sont pas les mêmes. En effet, vous paraissez être plus âgé que moi puisque vous mappelez jeune homme, et cependant je conserve des doutes sur votre âge véritable. Car, comment concilier la froideur de vos syllogismes avec la passion qui sen dégage ? Il est certain que je nabandonnerai pas le lieu qui ma vu naître, pour vous accompagner dans les contrées lointaines ; ce qui ne serait possible quà la condition de demander auparavant aux auteurs de mes jours, une permission impatiemment attendue. Mais, comme vous mavez enjoint de garder le secret (dans le sens cubique du mot) sur cette affaire spirituellement ténébreuse, je mempresserai dobéir à

370

votre sagesse incontestable. À ce quil paraît, elle naffronterait pas avec plaisir la clarté de la lumière. Puisque vous paraissez souhaiter que jaie de la confiance en votre propre personne (vœu qui nest pas déplacé, je me plais à le confesser), ayez la bonté, je vous prie, de témoigner, à mon égard, une confiance analogue, et de ne pas avoir la prétention de croire que je serais tellement éloigné de votre avis, quaprès demain matin, à lheure indiquée, je ne serais pas exact au rendez-vous. Je franchirai le mur de clôture du parc, car la grille sera fermée, et personne ne sera témoin de mon départ. À parler avec franchise, que ne ferais-je pas pour vous, dont linexplicable attachement a

371

su promptement se révéler à mes yeux éblouis, surtout étonnés dune telle preuve de bonté, à laquelle je me suis assuré que je ne me serais pas attendu. Puisque je ne vous connaissais pas. Maintenant je vous connais. Noubliez pas la promesse que vous mavez faite de vous promener sur le pont du Carrousel. Dans le cas que jy passe, jai une certitude, à nulle autre pareille, de vous y rencontrer et de vous toucher la main, pourvu que cette innocente manifestation dun adolescent qui, hier encore, sinclinait devant lautel de la pudeur, ne doive pas vous offenser par sa respectueuse familiarité. Or, la familiarité nest-elle pas avouable dans le cas dune forte et ardente intimité,

372

lorsque la perdition est sérieuse et convaincue ? Et quel mal y aurait-il après tout, je vous le demande à vous-même, à ce que je vous dise adieu tout en passant, lorsque après-demain, quil pleuve ou non, cinq heures auront sonné ? Vous apprécierez vous-même, gentleman, le tact avec lequel jai conçu ma lettre ; car, je ne me permets pas dans une feuille volante, apte à ségarer, de vous en dire davantage. Votre adresse au bas de la page est un rébus. Il ma fallu près dun quart-dheure pour la déchiffrer. Je crois que vous avez bien fait den tracer les mots dune manière microscopique. Je me dispense de signer et en cela je vous imite : nous vivons dans un temps trop excentrique, pour sétonner

373

un instant de ce qui pourrait arriver. Je serais curieux de savoir comment vous avez appris lendroit où demeure mon immobilité glaciale, entourée dune longue rangée de salles désertes, immondes charniers de mes heures dennui. Comment dire cela ? Quand je pense à vous, ma poitrine sagite, retentissante comme lécroulement dun empire en décadence ; car, lombre de votre amour accuse un sourire qui, peut-être, nexiste pas : elle est si vague, et remue ses écailles si tortueusement ! Entre vos mains, jabandonne mes sentiments impétueux, tables de marbre toutes neuves, et vierges encore dun contact mortel. Prenons patience jusquaux premières lueurs du crépuscule matinal, et,

374

dans lattente du moment qui me jettera dans lentrelacement hideux de vos bras pestiférés, je mincline humblement à vos genoux, que je presse. » Après avoir écrit cette lettre coupable, Mervyn la porta à la poste et revient se mettre au lit. Ne comptez pas y trouver son ange gardien. La queue de poisson ne volera que pendant trois jours, cest vrai ; mais, hélas ! la poutre nen sera pas moins brûlée ; et une balle cylindro-conique percera la peau du rhinocéros, malgré la fille de neige et le mendiant ! Cest que le fou couronné aura dit la vérité sur la fidélité des quatorze poignards.

IV

Je me suis aperçu que je navais quun œil au milieu du front ! Ô miroirs dargent, incrustés dans les panneaux des vestibules, combien de services ne mavez-vous pas rendus par votre pouvoir réflecteur ! Depuis le jour où un chat angora me rongea, pendant une heure, la bosse pariétale, comme un trépan qui perfore le crâne, en sélançant brusquement sur mon dos, parce que javais fait bouillir ses petits dans une cuve remplie dalcool, je nai pas cessé de lancer contre moi-même la flèche des tourments. Aujourdhui, sous limpression des blessures que mon corps a reçues dans diverses circonstances, soit par la fatalité de ma naissance, soit par le fait de ma

376

propre faute ; accablé par les conséquences de ma chute morale (quelques-unes ont été accomplies ; qui prévoira les autres ?) ; spectateur impassible des monstruosités acquises ou naturelles, qui décorent les aponévroses et lintellect de celui qui parle, je jette un long regard de satisfaction sur la dualité qui me compose et je me trouve beau ! Beau comme le vice de conformation congénital des organes sexuels de lhomme, consistant dans la brièveté relative du canal de lurètre et la division ou labsence de sa paroi inférieure, de telle sorte que ce canal souvre à une distance variable du gland et au-dessous du pénis ; ou encore, comme la caroncule charnue, de forme conique, sillonnée par des rides

377

transversales assez profondes, qui sélève sur la base du bec supérieur du dindon ; ou plutôt, comme la vérité qui suit : « Le système des gammes, des modes et de leur enchaînement harmonique ne repose pas sur des lois naturelles invariables, mais il est, au contraire, la conséquence de principes esthétiques qui ont varié avec le développement progressif de lhumanité, et qui varieront encore ; » et surtout, comme une corvette cuirassée à tourelles ! Oui, je maintiens lexactitude de mon assertion. Je nai pas dillusion présomptueuse, je men vante, et je ne trouverais aucun profit dans le mensonge ; donc, ce que jai dit, vous ne devez mettre aucune hésitation à le croire. Car, pourquoi

378

minspirerais-je à moi-même de lhorreur, devant les témoignages élogieux qui partent de ma conscience ? Je nenvie rien au Créateur ; mais, quil me laisse descendre le fleuve de ma destinée, à travers une série croissante de crimes glorieux. Sinon, élevant à la hauteur de son front un regard irrité de tout obstacle, je lui ferai comprendre quil nest pas le seul maître de lunivers ; que plusieurs phénomènes qui relèvent directement dune connaissance plus approfondie de la nature des choses, déposent en faveur de lopinion contraire, et opposent un formel démenti à la viabilité de lunité de la puissance. Cest que nous sommes deux à nous contempler les cils des paupières, vois-tu

379

et tu sais que plus dune fois a retenti, dans ma bouche sans lèvres, le clairon de la victoire. Adieu, guerrier illustre ; ton courage dans le malheur inspire de lestime à ton ennemi le plus acharné ; mais Maldoror te retrouvera bientôt pour te disputer la proie qui sappelle Mervyn. Ainsi, sera réalisée la prophétie du coq, quand il entrevit lavenir au fond du candélabre. Plût au ciel que le crabe tourteau rejoigne à temps la caravane des pèlerins, et leur apprenne en quelques mots la narration du chiffonnier de Clignancourt !

V

Sur un banc du Palais-Royal, du côté gauche et non loin de la pièce deau, un individu, débouchant de la rue de Rivoli, est venu sasseoir. Il a les cheveux en désordre, et ses habits dévoilent laction corrosive dun dénûment prolongé. Il a creusé un trou dans le sol avec un morceau de bois pointu, et a rempli de terre le creux de sa main. Il a porté cette nourriture à la bouche et la rejetée avec précipitation. Il sest relevé, et, appliquant sa tête contre le banc, il a dirigé ses jambes vers le haut. Mais, comme cette situation funambulesque est en dehors des lois de la pesanteur qui régissent le centre de gravité, il est retombé lourdement sur la planche, les bras pendants, la

381

casquette lui cachant la moitié de la figure, et les jambes battant le gravier dans une situation déquilibre instable, de moins en moins rassurante. Il reste longtemps dans cette position. Vers lentrée mitoyenne du nord, à côté de la rotonde qui contient une salle de café, le bras de notre héros est appuyé contre la grille. Sa vue parcourt la superficie du rectangle, de manière à ne laisser échapper aucune perspective. Ses yeux reviennent sur eux-mêmes, après lachèvement de linvestigation, et il aperçoit, au milieu du jardin, un homme qui fait de la gymnastique titubante avec un banc sur lequel il sefforce de saffermir, en accomplissant des miracles de force et dadresse. Mais,

382

que peut la meilleure intention, apportée au service dune cause juste, contre les dérèglements de laliénation mentale ? Il sest avancé vers le fou, la aidé avec bienveillance à replacer sa dignité dans une position normale, lui a tendu la main, et sest assis à côté de lui. Il remarque que la folie nest quintermittente ; laccès a disparu ; son interlocuteur répond logiquement à toutes les questions. Est-il nécessaire de rapporter le sens de ses paroles ? Pourquoi rouvrir, à une page quelconque, avec un empressement blasphématoire, lin-folio des misères humaines ? Rien nest dun enseignement plus fécond. Quand même je naurais aucun événement de vrai à vous faire entendre,

383

jinventerais des récits imaginaires pour les transvaser dans votre cerveau, Mais, le malade ne lest pas devenu pour son propre plaisir ; et la sincérité de ses rapports sallie à merveille avec la crédulité du lecteur. « Mon père était un charpentier de la rue de la Verrerie Que la mort des trois Marguerite retombe sur sa tête, et que le bec du canari lui ronge éternellement laxe du bulbe oculaire ! Il avait contracté lhabitude de senivrer ; dans ces moments-là, quand il revenait à la maison, après avoir couru les comptoirs des cabarets, sa fureur devenait presque incommensurable, et il frappait indistinctement les objets qui se présentaient à sa vue. Mais, bientôt,

384

devant les reproches de ses amis, il se corrigea complètement, et devint dune humeur taciturne. Personne ne pouvait lapprocher, pas même notre mère. Il conservait un secret ressentiment contre lidée du devoir qui lempêchait de se conduire à sa guise. Javais acheté un serin pour mes trois sœurs ; cétait pour mes trois sœurs que javais acheté un serin. Elles lavaient enfermé dans une cage, au-dessus de la porte, et les passants sarrêtaient, chaque fois, pour écouter les chants de loiseau, admirer sa grâce fugitive et étudier ses formes savantes. Plus dune fois mon père avait donné lordre de faire disparaître la cage et son contenu, car il se figurait que le serin se moquait de sa personne, en

385

lui jetant le bouquet des cavatines aériennes de son talent de vocaliste. Il alla détacher la cage du clou, et glissa de la chaise, aveuglé par la colère. Une légère excoriation au genou fut le trophée de son entreprise. Après être resté quelques secondes à presser la partie gonflée avec un copeau, il rabaissa son pantalon, les sourcils froncés, prit mieux ses précautions, mit la cage sous son bras et se dirigea vers le fond de son atelier. Là, malgré les cris et les supplications de sa famille (nous tenions beaucoup à cet oiseau, qui était, pour nous, comme le génie de la maison) il écrasa de ses talons ferrés la boîte dosier, pendant quune varlope, tournoyant autour de sa tête, tenait à distance les assistants. Le hasard fit

386

que le serin ne mourut pas sur le coup ; ce flocon de plumes vivait encore, malgré la maculation sanguine. Le charpentier séloigna, et referma la porte avec bruit. Ma mère et moi, nous nous efforçâmes de retenir la vie de loiseau, prête à séchapper ; il atteignait à sa fin, et le mouvement de ses ailes ne soffrait plus à la vue, que comme le miroir de la suprême convulsion dagonie. Pendant ce temps, les trois Marguerite, quand elles saperçurent que tout espoir allait être perdu, se prirent par la main, dun commun accord, et la chaîne vivante alla saccroupir, après avoir repoussé à quelques pas un baril de graisse, derrière lescalier, à côté du chenil de notre chienne. Ma mère ne discontinuait pas sa

387

tâche, et tenait le serin entre ses doigts, pour le réchauffer de son haleine. Moi, je courais éperdu par toutes les chambres, me coignant aux meubles et aux instruments. De temps à autre, une de mes sœurs montrait sa tête devant le bas de lescalier pour se renseigner sur le sort du malheureux oiseau, et la retirait avec tristesse. La chienne était sortie de son chenil, et, comme si elle avait compris létendue de notre perte, elle léchait avec la langue de la stérile consolation la robe des trois Marguerite. Le serin navait plus que quelques instants à vivre. Une de mes sœurs, à son tour (cétait la plus jeune) présenta sa tête dans la pénombre formée par la raréfaction de lumière.

388

Elle vit ma mère pâlir, et loiseau, après avoir, pendant un éclair, relevé le cou, par la dernière manifestation de son système nerveux, retomber entre ses doigts, inerte à jamais. Elle annonça la nouvelle à ses sœurs. Elles ne firent entendre le bruissement daucune plainte, daucun murmure. Le silence régnait dans latelier. Lon ne distinguait que le craquement saccadé des fragments de la cage qui, en vertu de lélasticité du bois, reprenaient en partie la position primordiale de leur construction. Les trois Marguerite ne laissaient écouler aucune larme, et leur visage ne perdait point sa fraîcheur pourprée ; non elles restaient seulement immobiles.

389

Elles se traînèrent jusquà lintérieur du chenil, et sétendirent sur la paille, lune à côté de lautre ; pendant que la chienne, témoin passif de leur manœuvre, les regardait faire avec étonnement. À plusieurs reprises, ma mère les appela ; elles ne rendirent le son daucune réponse. Fatiguées par les émotions précédentes, elles dormaient, probablement ! Elle fouilla tous les coins de la maison sans les apercevoir. Elle suivit la chienne, qui la tirait par la robe, vers le chenil. Cette femme sabaissa et plaça sa tête à lentrée. Le spectacle dont elle eut la possibilité dêtre témoin, mises à part les exagérations malsaines de la peur maternelle, ne pouvait être que navrant, daprès les calculs de mon

390

esprit. Jallumai une chandelle et la lui présentai ; de cette manière, aucun détail ne lui échappa. Elle ramena sa tête, couverte de brins de paille, de la tombe prématurée, et me dit : « Les trois Marguerite sont mortes. » Comme nous ne pouvions les sortir de cet endroit, car, retenez bien ceci, elles étaient étroitement entrelacées ensemble, jallai chercher dans latelier un marteau, pour briser la demeure canine. Je me mis, sur-le-champ, à lœuvre de démolition, et les passants purent croire, pour peu quils eussent de limagination, que le travail ne chômait pas chez nous. Ma mère, impatientée de ces retards qui, cependant, étaient indispensables, brisait ses ongles contre les

391

planches. Enfin, lopération de la délivrance négative se termina ; le chenil fendu sentrouvrit de tous les côtés ; et nous retirâmes, des décombres, lune après lautre, après les avoir séparées difficilement, les filles du charpentier. Ma mère quitta le pays. Je nai plus revu mon père. Quant à moi, lon dit que je suis fou, et jimplore la charité publique. Ce que je sais, cest que le canari ne chante plus. » Lauditeur approuve dans son intérieur ce nouvel exemple apporté à lappui de ses dégoûtantes théories. Comme si, à cause dun homme, jadis pris de vin, lon était en droit daccuser lentière humanité. Telle est du moins la réflexion paradoxale quil cherche à introduire dans son esprit ; mais elle ne

392

peut en chasser les enseignements importants de la grave expérience. Il console le fou avec une compassion feinte, et essuie ses larmes avec son propre mouchoir. Il lamène dans un restaurant, et ils mangent à la même table. Ils sen vont chez un tailleur de la fashion et le protégé est habillé comme un prince. Ils frappent chez le concierge dune grande maison de la rue Saint-Honoré, et le fou est installé dans un riche appartement du troisième étage. Le bandit le force à accepter sa bourse, et, prenant le vase de nuit au-dessous du lit, il le met sur la tête dAghone. « Je te couronne roi des intelligences, sécrie-t-il avec une emphase préméditée ; à ton moindre appel jaccourrai ; puise à pleines

393

mains dans mes coffres ; de corps et dâme je tappartiens. La nuit, tu rapporteras la couronne dalbâtre à sa place ordinaire, avec la permission de ten servir ; mais, le jour, dès que laurore illuminera les cités, remets-la sur ton front, comme le symbole de ta puissance. Les trois Marguerite revivront en moi, sans compter que je serai ta mère. » Alors le fou recula de quelques pas, comme sil était la proie dun insultant cauchemar ; les lignes du bonheur se peignirent sur son visage, ridé par les chagrins ; il sagenouilla, plein dhumiliation, aux pieds de son protecteur. La reconnaissance était entrée, comme un poison, dans le cœur du fou couronné !

394

Il voulut parler, et sa langue sarrêta. Il pencha son corps en avant, et il retomba sur le carreau. Lhomme aux lèvres de bronze se retire. Quel était son but ? Acquérir un ami à toute épreuve, assez naïf pour obéir au moindre de ses commandements. Il ne pouvait mieux rencontrer et le hasard lavait favorisé. Celui quil a trouvé, couché sur le banc, ne sait plus, depuis un événement de sa jeunesse, reconnaître le bien du mal. Cest Aghone même quil lui faut.

VI

Le Tout-Puissant avait envoyé sur la terre un de ses archanges, afin de sauver ladolescent dune mort certaine. Il sera forcé de descendre lui-même ! Mais, nous ne sommes point encore arrivés à cette partie de notre récit, et je me vois dans lobligation de fermer ma bouche, parce que je ne puis pas tout dire à la fois : chaque truc à effet paraîtra dans son lieu, lorsque la trame de cette fiction ny verra point dinconvénient. Pour ne pas être reconnu, larchange avait pris la forme dun crabe tourteau, grand comme une vigogne. Il se tenait sur la pointe dun écueil, au milieu de la mer, et attendait le favorable moment de la marée, pour opérer sa

396

descente sur le rivage. Lhomme aux lèvres de jaspe, caché derrière une sinuosité de la plage, épiait lanimal, un bâton à la main. Qui aurait désiré lire dans la pensée de ces deux êtres ? Le premier ne se cachait pas quil avait une mission difficile à accomplir : « Et comment réussir, sécriait-il, pendant que les vagues grossissantes battaient son refuge temporaire, là où mon maître a vu plus dune fois échouer sa force et son courage ? Moi, je ne suis quune substance limitée, tandis que lautre, personne ne sait doù il vient et quel est son but final. À son nom, les armées célestes tremblent ; et plus dun raconte, dans les régions que jai quittées, que Satan lui-même, Satan,

397

lincarnation du mal, nest pas si redoutable. » Le second faisait les réflexions suivantes ; elles trouvèrent un écho, jusque dans la coupole azurée quelles souillèrent : « Il a lair plein dinexpérience ; je lui réglerai son compte avec promptitude. Il vient sans doute den haut, envoyé par celui qui craint tant de venir lui-même ! Nous verrons, à lœuvre, sil est aussi impérieux quil en a lair ; ce nest pas un habitant de labricot terrestre ; il trahit son origine séraphique par ses yeux errants et indécis. » Le crabe tourteau, qui, depuis quelque temps, promenait sa vue sur un espace délimité de la côte, aperçut notre héros (celui-ci, alors, se releva de toute la hauteur de sa taille

398

herculéenne), et lapostropha dans les termes qui vont suivre : « Nessaie pas la lutte et rends-toi. Je suis envoyé par quelquun qui est supérieur à nous deux, afin de te charger de chaînes, et mettre les deux membres complices de ta pensée dans limpossibilité de remuer. Serrer des couteaux et des poignards entre tes doigts, il faut que désormais cela te soit défendu, crois-men ; aussi bien dans ton intérêt que dans celui des autres. Mort ou vif, je taurai ; jai lordre de tamener vivant. Ne me mets pas dans lobligation de recourir au pouvoir qui ma été prêté. Je me conduirai avec délicatesse ; de ton côté, ne moppose aucune résistance. Cest ainsi que je reconnaîtrai, avec

399

empressement et allégresse, que tu auras fait un premier pas vers le repentir. » Quand notre héros entendit cette harangue, empreinte dun sel si profondément comique, il eut de la peine à conserver le sérieux sur la rudesse de ses traits hâlés. Mais, enfin, chacun ne sera pas étonné si jajoute quil finit par éclater de rire. Cétait plus fort que lui ! Il ny mettait pas de la mauvaise intention ! Il ne voulait certes pas sattirer les reproches du crabe tourteau ! Que defforts ne fit-il pas pour chasser lhilarité ! Que de fois ne serra-t-il point ses lèvres lune contre lautre, afin de ne pas avoir lair doffenser son interlocuteur épaté ! Malheureusement son caractère participait de la nature de lhumanité, et il

400

riait ainsi que font les brebis ! Enfin il sarrêta ! Il était temps ! Il avait failli sétouffer ! Le vent porta cette réponse à larchange de lécueil : « Lorsque ton maître ne menverra plus des escargots et des écrevisses pour régler ses affaires, et quil daignera parlementer personnellement avec moi, lon trouvera, jen suis sûr, le moyen de sarranger, puisque je suis inférieur à celui qui tenvoya, comme tu las dit avec tant de justesse. Jusque-là, les idées de réconciliation mapparaissent prématurées, et aptes à produire seulement un chimérique résultat. Je suis très-loin de méconnaître ce quil y a de censé dans chacune de tes syllabes ; et, comme nous pourrions fatiguer

401

inutilement notre voix, afin de lui faire parcourir trois kilomètres de distance, il me semble que tu agirais avec sagesse, si tu descendais de ta forteresse inexpugnable, et gagnais la terre ferme à la nage : nous discuterons plus commodément les conditions dune reddition qui, pour si légitime quelle soit, nen est pas moins finalement, pour moi, dune perspective désagréable. » Larchange, qui ne sattendait pas à cette bonne volonté, sortit des profondeurs de la crevasse sa tête dun cran, et répondit : « Ô Maldoror, est-il enfin arrivé le jour où tes abominables instincts verront séteindre le flambeau dinjustifiable orgueil qui les conduit à léternelle damnation !

402

Ce sera donc moi, qui, le premier, raconterai ce louable changement aux phalanges des chérubins, heureux de retrouver un des leurs. Tu sais toi-même et tu nas pas oublié quune époque existait où tu avais ta première place parmi nous. Ton nom volait de bouche en bouche ; tu es actuellement le sujet de nos solitaires conversations. Viens donc viens faire une paix durable avec ton ancien maître ; il te recevra comme un fils égaré, et ne sapercevra point de lénorme quantité de culpabilité que tu as, comme une montagne de cornes délan élevée par les Indiens, amoncelée sur ton cœur. » Il dit, et il retire toutes les parties de son corps du fond de louverture obscure. Il se montre,

403

radieux, sur la surface de lécueil ; ainsi un prêtre des religions quand il a la certitude de ramener une brebis égarée. Il va faire un bond sur leau, pour se diriger à la nage vers le pardonné. Mais, lhomme aux lèvres de saphir a calculé longtemps à lavance un perfide coup. Son bâton est lancé avec force ; après maints ricochets sur les vagues, il va frapper à la tête larchange bienfaiteur. Le crabe, mortellement atteint, tombe dans leau. La marée porte sur le rivage lépave flottante. Il attendait la marée pour opérer plus facilement sa descente. Eh bien, la marée est venue ; elle la bercé de ses chants, et la mollement déposé sur la plage : le crabe nest-il pas content ? Que lui faut-il de plus ?

404

Et Maldoror, penché sur le sable des grèves, reçoit dans ses bras deux amis, inséparablement réunis par les hasards de la lame : le cadavre du crabe tourteau et le bâton homicide ! « Je nai pas encore perdu mon adresse, sécrie-t-il ; elle ne demande quà sexercer ; mon bras conserve sa force et mon œil sa justesse. » Il regarde lanimal inanimé. Il craint quon ne lui demande compte du sang versé. Où cachera-t-il larchange ? Et, en même temps, il se demande si la mort na pas été instantanée. Il a mis sur son dos une enclume et un cadavre ; il sachemine vers une vaste pièce deau, dont toutes les rives sont couvertes et comme murées par un inextricable fouillis de grands joncs. Il voulait

405

dabord prendre un marteau, mais cest un instrument trop léger, tandis quavec un objet plus lourd, si le cadavre donne signe de vie, il le posera sur le sol et le mettra en poussière à coups denclume. Ce nest pas la vigueur qui manque à son bras, allez ; cest le moindre de ses embarras. Arrivé en vue du lac, il le voit peuplé de cygnes. Il se dit que cest une retraite sûre pour lui ; à laide dune métamorphose, sans abandonner sa charge, il se mêle à la bande des autres oiseaux. Remarquez la main de la Providence là où lon était tenté de la trouver absente, et faites votre profit du miracle dont je vais vous parler. Noir comme laile dun corbeau, trois fois il nagea parmi le groupe de palmipèdes, à la

406

blancheur éclatante ; trois fois, il conserva cette couleur distinctive qui lassimilait à un bloc de charbon. Cest que Dieu, dans sa justice, ne permit point que son astuce pût tromper même une bande de cygnes. De telle manière quil resta ostensiblement dans lintérieur du lac ; mais, chacun se tint à lécart, et aucun oiseau ne sapprocha de son plumage honteux, pour lui tenir compagnie. Et, alors, il circonscrivit ses plongeons dans une baie écartée, à lextrémité de la pièce deau, seul parmi les habitants de lair, comme il létait parmi les hommes ! Cest ainsi quil préludait à lincroyable événement de la place Vendôme !

VII

Le corsaire aux cheveux dor, a reçu la réponse de Mervyn. Il suit dans cette page singulière la trace des troubles intellectuels de celui qui lécrivit, abandonné aux faibles forces de sa propre suggestion. Celui-ci aurait beaucoup mieux fait de consulter ses parents, avant de répondre à lamitié de linconnu. Aucun bénéfice ne résultera pour lui de se mêler, comme principal acteur, à cette équivoque intrigue. Mais, enfin, il la voulu. À lheure indiquée, Mervyn, de la porte de sa maison, est allé droit devant lui, en suivant le boulevard Sébastopol, jusquà la fontaine Saint-Michel. Il prend le quai des Grands-Augustins et traverse le quai Conti ; au moment où il

408

passe sur le quai Malaquais, il voit marcher sur le quai du Louvre, parallèlement à sa propre direction, un individu, porteur dun sac sous le bras, et qui paraît lexaminer avec attention. Les vapeurs du matin se sont dissipées. Les deux passants débouchent en même temps de chaque côté du pont du Carrousel. Quoiquils ne se fussent jamais vus, ils se reconnurent ! Vrai, cétait touchant de voir ces deux êtres, séparés par lâge, rapprocher leurs âmes par la grandeur des sentiments. Du moins, ceût été lopinion de ceux qui se seraient arrêtés devant ce spectacle, que plus dun, même avec un esprit mathématique, aurait trouvé émouvant. Mervyn, le visage en pleurs,

409

réfléchissait quil rencontrait, pour ainsi dire à lentrée de la vie, un soutien précieux dans les futures adversités. Soyez persuadé que lautre ne disait rien. Voici ce quil fit : il déplia le sac quil portait, dégagea louverture, et, saisissant ladolescent par la tête, il fit passer le corps entier dans lenveloppe de toile. Il noua, avec son mouchoir, lextrémité qui servait dintroduction. Comme Mervyn poussait des cris aigus, il enleva le sac, ainsi quun paquet de linges, et en frappe, à plusieurs reprises, le parapet du pont. Alors, le patient, sétant aperçu du craquement de ses os, se tut. Scène unique, quaucun romancier ne retrouvera ! Un boucher passait, assis sur la viande

410

de sa charrette. Un individu court à lui, lengage à sarrêter, et lui dit : « Voici un chien, enfermé dans ce sac ; il a la gale : abattez-le au plus vite. » Linterpellé se montre complaisant. Linterrupteur, en séloignant, aperçoit une jeune fille en haillons qui lui tend la main. Jusquoù va donc le comble de laudace et de limpiété ? Il lui donne laumône ! Dites-moi si vous voulez que je vous introduise, quelques heures plus tard, à la porte dun abattoir reculé. Le boucher est revenu, et a dit à ses camarades, en jetant à terre un fardeau : « Dépêchons-nous de tuer ce chien galeux. » Ils sont quatre, et chacun saisit le marteau accoutumé. Et, cependant, ils hésitaient,

411

parce que le sac remuait avec force. « Quelle émotion sempare de moi ? » cria lun deux en abaissant lentement son bras. « Ce chien pousse, comme un enfant, des gémissements de douleur, dit un autre ; on dirait quil comprend le sort qui lattend. » « Cest leur habitude, répondit un troisième ; même quand ils ne sont pas malades, comme cest le cas ici, il suffit que leur maître reste quelques jours absents du logis, pour quils se mettent à faire entendre des hurlements qui, véritablement, sont pénibles à supporter. » « Arrêtez ! arrêtez ! cria le quatrième, avant que tous les bras se fussent levés en cadence pour frapper résolûment, cette fois, sur

412

le sac. Arrêtez, vous dis-je ; il y a ici un fait qui nous échappe. Qui vous dit que cette toile renferme un chien ? Je veux men assurer. » Alors, malgré les railleries de ses compagnons, il dénoua le paquet, et en retira lun après lautre les membres de Mervyn ! Il était presque étouffé par la gêne de cette position. Il sévanouit en revoyant la lumière. Quelques moments après, il donna des signes indubitables dexistence. Le sauveur dit : « Apprenez, une autre fois, à mettre de la prudence jusque dans votre métier. Vous avez failli remarquer, par vous-mêmes, quil ne sert de rien de pratiquer linobservance de cette loi. » Les bouchers senfuirent. Mervyn, le cœur serré

413

et plein de pressentiments funestes, rentre chez soi et senferme dans sa chambre. Ai-je besoin dinsister sur cette strophe ? Eh ! qui nen déplorera les événements consommés ! Attendons la fin pour porter un jugement encore plus sévère. Le dénoûment va se précipiter ; et, dans ces sortes de récits, où une passion, de quelque genre quelle soit, étant donnée, celle-ci ne craint aucun obstacle pour se frayer un passage, il ny a pas lieu de délayer dans un godet la gomme laque de quatre cents pages banales. Ce qui peut être dit dans une demi-douzaine de strophes, il faut le dire, et puis se taire.

VIII

Pour construire mécaniquement la cervelle dun conte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises et abrutir puissamment à doses renouvelées lintelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de sa vie, par la loi infaillible de la fatigue ; il faut, en outre, avec du bon fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans limpossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres. Je veux dire, afin de ne pas me faire mieux comprendre, mais seulement pour développer ma pensée qui intéresse et agace en même temps par une

415

harmonie des plus pénétrantes, que je ne crois pas quil soit nécessaire, pour arriver au but que lon se propose, dinventer une poésie tout à fait en dehors de la marche ordinaire de la nature, et dont le souffle pernicieux semble bouleverser même les vérités absolues ; mais, amener un pareil résultat (conforme, du reste, aux règles de lesthétique, si lon y réfléchit bien), cela nest pas aussi facile quon le pense : voilà ce que je voulais dire. Cest pourquoi je ferai tous mes efforts pour y parvenir ! Si la mort arrête la maigreur fantastique des deux bras longs de mes épaules, employés à lécrasement lugubre de mon gypse littéraire, je veux au moins que le lecteur en deuil

416

puisse se dire : « Il faut lui rendre justice. Il ma beaucoup crétinisé. Que naurait-il pas fait, sil eût pu vivre davantage ! cest le meilleur professeur dhypnotisme que je connaisse ! » On gravera ces quelques mots touchants sur le marbre de ma tombe, et mes mânes seront satisfaits ! Je continue ! Il y avait une queue de poisson qui remuait au fond dun trou, à côté dune botte éculée. Il nétait pas naturel de se demander : « Où est le poisson ? Je ne vois que la queue qui remue. » Car, puisque, précisément, lon avouait implicitement ne pas apercevoir le poisson, cest quen réalité il ny était pas. La pluie avait laissé quelques gouttes deau au fond de cet entonnoir,

417

creusé dans le sable. Quant à la botte éculée, quelques-uns ont pensé depuis quelle provenait de quelque abandon volontaire. Le crabe tourteau, par la puissance divine, devait renaître de ses atomes résolus. Il retira du puits la queue de poisson et lui promit de la rattacher à son corps perdu, si elle annonçait au Créateur limpuissance de son mandataire à dominer les vagues en fureur de la mer maldororienne. Il lui prêta deux ailes dalbatros, et la queue de poisson prit son essor. Mais elle senvola vers la demeure du renégat, pour lui raconter ce qui se passait et trahir le crabe tourteau. Celui-ci devina le projet de lespion, et, avant que le troisième jour fût parvenu à sa fin, il perça la

418

queue du poisson dune flèche envenimée. Le gosier de lespion poussa une faible exclamation, qui rendit le dernier soupir avant de toucher la terre. Alors, une poutre séculaire, placée sur le comble dun château, se releva de toute sa hauteur, en bondissant sur elle-même, et demanda vengeance à grands cris. Mais le Tout-Puissant, changé en rhinocéros, lui apprit que cette mort était méritée. La poutre sapaisa, alla se placer au fond du manoir, reprit sa position horizontale, et rappela les araignées effarouchées, afin quelles continuassent, comme par le passé, à tisser leur toile à ses coins. Lhomme aux lèvres de soufre apprit la faiblesse de son alliée ; cest pourquoi, il commanda au fou

419

couronné de brûler la poutre et de la réduire en cendres. Aghone exécuta cet ordre sévère. « Puisque, daprès vous, le moment est venu, sécria-t-il, jai été reprendre lanneau que javais enterré sous la pierre, et je lai attaché à un des bouts du câble. Voici le paquet. » Et il présenta une corde épaisse, enroulée sur elle-même, de soixante mètres de longueur. Son maître lui demanda ce que faisaient les quatorze poignards. Il répondit quils restaient fidèles et se tenaient prêts à tout événement, si cétait nécessaire. Le forçat inclina sa tête en signe de satisfaction. Il montra de la surprise, et même de linquiétude, quand Aghone ajouta quil avait vu un coq fendre avec son bec un

420

candélabre en deux, plonger tour à tour le regard dans chacune des parties, et sécrier, en battant ses ailes dun mouvement frénétique : « Il ny a pas si loin quon le pense depuis la rue de la Paix jusquà la place du Panthéon. Bientôt, on en verra la preuve lamentable ! » Le crabe tourteau, monté sur un cheval fougueux, courait à toute bride vers la direction de lécueil, le témoin du lancement du bâton par un bras tatoué, lasile du premier jour de sa descente sur la terre. Une caravane de pèlerins était en marche pour visiter cet endroit, désormais consacré par une mort auguste. Il espérait latteindre, pour lui demander des secours pressants contre la trame qui se préparait, et dont il

421

avait eu connaissance. Vous verrez quelque lignes plus loin, à laide de mon silence glacial, quil narriva pas à temps, pour leur raconter ce que lui avait rapporté un chiffonnier, caché derrière léchafaudage voisin dune maison en construction, le jour où le pont du Carrousel, encore empreint de lhumide rosée de la nuit, aperçut avec horreur lhorizon de sa pensée sélargir confusément en cercles concentriques, à lapparition matinale du rhythmique pétrissage dun sac icosaèdre, contre son parapet calcaire ! Avant quil stimule leur compassion, par le souvenir de cet épisode, ils feront bien de détruire en eux la semence de lespoir Pour rompre votre paresse,

422

mettez en usage les ressources dune bonne volonté, marchez à côté de moi et ne perdez pas de vue ce fou, la tête surmontée dun vase de nuit, qui pousse, devant lui, la main armée dun bâton, celui que vous auriez de la peine à reconnaître, si je ne prenais soin de vous avertir, et de rappeler à votre oreille le mot qui se prononce Mervyn. Comme il est changé ! Les mains liées derrière le dos, il marche devant lui, comme sil allait à léchafaud, et, cependant, il nest coupable daucun forfait. Ils sont arrivés dans lenceinte circulaire de la place Vendôme. Sur lentablement de la colonne massive, appuyé contre la balustrade carrée, à plus de cinquante mètres de hauteur du sol,

423

un homme a lancé et déroulé un câble, qui tombe jusquà terre, à quelques pas dAghone. Avec de lhabitude, on fait vite une chose ; mais, je puis dire que celui-ci nemploya pas beaucoup de temps pour attacher les pieds de Mervyn à lextrémité de la corde. Le rhinocéros avait appris ce qui allait arriver. Couvert de sueur, il apparut haletant, au coin de la rue Castiglione. Il neut même pas la satisfaction dentreprendre le combat. Lindividu, qui examinait les alentours du haut de la colonne, arma son révolver, visa avec soin et pressa la détente. Le commodore qui mendiait par les rues depuis le jour où avait commencé ce quil croyait être la folie de son fils et la mère, quon avait appelée la fille

424

de neige, à cause de son extrême pâleur, portèrent en avant leur poitrine pour protéger le rhinocéros. Inutile soin. La balle troua sa peau, comme un vrille ; lon aurait pu croire, avec une apparence de logique, que la mort devait infailliblement apparaître. Mais nous savions que, dans ce pachyderme, sétait introduite la substance du Seigneur. Il se retira avec chagrin. Sil nétait pas bien prouvé quil ne fût trop bon pour une de ses créatures, je plaindrais lhomme de la colonne ! celui-ci, dun coup sec de poignet, ramène à soi la corde ainsi lestée. Placée hors de la normale, ses oscillations balancent Mervyn, dont la tête regarde le bas. Il saisit vivement, avec ses mains,

425

une longue guirlande dimmortelles, qui réunit deux angles consécutifs de la base, contre laquelle il coigne son front. Il emporte avec lui, dans les airs, ce qui nétait pas un point fixe. Après avoir amoncelé à ses pieds, sous forme dellipses superposées, une grande partie du câble, de manière que Mervyn reste suspendu à moitié hauteur de lobélisque de bronze, le forçat évadé fait prendre, de la main droite, à ladolescent, un mouvement accéléré de rotation uniforme, dans un plan parallèle à laxe de la colonne, et ramasse, de la main gauche, les enroulements serpentins du cordage, qui gisent à ses pieds. La fronde siffle dans lespace ; le corps de Mervyn la suit partout,

426

toujours éloigné du centre par la force centrifuge, toujours gardant sa position mobile et équidistante, dans une circonférence aérienne, indépendante de la matière. Le sauvage civilisé lâche peu à peu, jusquà lautre bout, quil retient avec un métacarpe ferme, ce qui ressemble à tort à une barre dacier. Il se met à courir autour de la balustrade, en se tenant à la rampe par une main. Cette manœuvre a pour effet de changer le plan primitif de la révolution du câble, et daugmenter sa force de tension, déjà si considérable. Dorénavant, il tourne majestueusement dans un plan horizontal, après avoir successivement passé, par une marche insensible, à travers plusieurs plans obliques. Langle droit

427

formé par la colonne et le fil végétal a ses côtés égaux ! Le bras du renégat et linstrument meurtrier sont confondus dans lunité linéaire, comme les éléments atomistiques dun rayon de lumière pénétrant dans la chambre noire. Les théorèmes de la mécanique me permettent de parler ainsi ; hélas ! on sait quune force, ajoutée à une autre force, engendrent une résultante composée des deux forces primitives ! Qui oserait prétendre que le cordage linéaire ne se serait déjà rompu, sans la vigueur de lathlète, sans la bonne qualité du chanvre ? Le corsaire aux cheveux dor, brusquement et en même temps, arrête sa vitesse acquise, ouvre la main et lâche le câble. Le contre-coup de cette

428

opération, si contraire aux précédentes, fait craquer la balustrade dans ses joints. Mervyn, suivi de la corde, ressemble à une comète traînant après elle sa queue flamboyante. Lanneau de fer du nœud coulant, miroitant aux rayons du soleil, engage à compléter soi-même lillusion. Dans le parcours de sa parabole, le condamné à mort fend latmosphère, jusquà la rive gauche, la dépasse en vertu de la force dimpulsion que je suppose infinie, et son corps va frapper le dôme du Panthéon, tandis que la corde étreint, en partie, de ses replis, la paroi supérieure de limmense coupole. Cest sur sa superficie sphérique et convexe, qui ne ressemble à une orange que pour la forme, quon voit, à toute

429

heure du jour, un squelette desséché, resté suspendu. Quand le vent le balance, lon raconte que les étudiants du quartier Latin, dans la crainte dun pareil sort, font une courte prière : ce sont des bruits insignifiants auxquels on nest point tenu de croire, et propres seulement à faire peur aux petits enfants. Il tient entre ses mains crispées, comme un grand ruban de vieilles fleurs jaunes. Il faut tenir compte de la distance, et nul ne peut affirmer, malgré lattestation de sa bonne vue, que ce soient là, réellement, ces immortelles dont je vous ai parlé, et quune lutte inégale, engagée près du nouvel Opéra, vit détacher dun piédestal grandiose. Il nen est pas moins vrai que les

430

draperies en forme de croissant de lune ny reçoivent plus lexpression de leur symétrie définitive dans le nombre quaternaire : allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.
FIN DU SIXIÈME CHANT
Les Chants de Maldoror, d'Isidore Ducasse, ont été publiés à compte d'auteur en 1869,
à Bruxelles, sous le pseudonyme
du comte de Lautréamont.
La présente édition a été réalisée par Nelson Henry, Sophia Msaoubi et Jean Olgiati en décembre 2015, à Bruxelles.
La mise en page a été faite en HTML, CSS et Java, pour obtenir une page HTML qui a ensuite été imprimée directement depuis le navigateur Firefox.